Assassinat, bakchichs et traite de Juifs : plongée au cœur de la longue alliance secrète du Mossad israélien avec le régime marocain

Yossi Melman

Des sacs mortuaires à l’écoute de sommets arabes, du copinage avec Franco à la contre-insurrection au Sahara occidental : c’est ainsi que le Mossad a construit, et presque détruit, la relation clandestine peut-être la plus solide qui ait existé entre Israël et un État arabe
Six décennies de renseignements secrets, de liens militaires, politiques et culturels entre Israël et le Maroc ont finalement porté leurs fruits en public avec l’annonce, la semaine dernière, de la normalisation des relations entre les deux pays.
Tous les chefs du Mossad depuis les années 1960 – Amit, Zamir, Hofi, Admoni, Shavit, Yatom, Halevy, Dagan, Pardo et le chef actuel Yossi Cohen – ont visité le pays nord-africain et ont rencontré ses dirigeants et ses chefs des services de renseignements. Mais sur quoi repose cette relation à long terme, peut-être la plus solide entre Israël et un pays du monde arabe ?
Au cœur de cette longue alliance clandestine, il y a toujours eu la simple reconnaissance mutuelle qu’en coopérant l’un avec l’autre, les deux pays serviraient au mieux ce qu’ils croyaient être leurs intérêts nationaux.
Au fil des ans, les relations ont connu des hauts et des bas ; elles se sont transformées et ont pris des formes différentes, parfois contradictoires, mais sont toujours restées solides au fond.
Au début des années 1950 déjà, Israël avait des contacts avec le Maroc sous protectorat français, mais les relations ont vraiment pris de l’ampleur après que le Maroc a obtenu son indépendance du colonialisme français en mars 1956.
Les Français avaient autorisé les Juifs marocains à aller et venir (et 70 000 étaient partis), mais le nouveau roi Mohammed V a restreint le droit de voyager des Juifs et a interdit leur émigration en Israël ; le sionisme a été criminalisé en 1959. Le roi pensait, comme d’autres dirigeants arabes, que quiconque s’installerait en Israël renforcerait non seulement l’État juif, mais qu’en tant que conscrits, ils pourraient finir par combattre leurs frères arabes, et même l’armée et les alliés du Maroc.
Le Mossad entra en action pour trouver un moyen de contourner le verrouillage du roi. Il a mobilisé une équipe d’espions israéliens, dont beaucoup de Juifs marocains, tous francophones et arabophones, pour trouver des moyens d’extraire les 150 000 Juifs restants du Maroc.
L’équipe s’appelait Misgeret – « Cadre»- et était chargée non seulement de l’émigration illégale vers Israël mais aussi de l’organisation d’unités pour défendre les communautés juives contre les menaces et le harcèlement d’une majorité musulmane arabe de plus en plus hostile. Les unités d’autodéfense étaient armées. Shmuel Toledano, un agent de longue date du Mossad, a été mis à la tête de l’opération, qui a duré cinq ans.
L’opération Misgeret a fait en sorte que des taxis et des camions emmènent les Juifs hors du Maroc. Le cas échéant, les agents versaient des bakchichs à toutes sortes d’agents en uniforme tout au long du trajet. L’une des voies de sortie favorites était Tanger, à l’époque une ville internationale, et de son port, des bateaux partaient à destination d’Israël.
Plus tard, deux villes de la côte marocaine qui étaient restées sous contrôle espagnol, Ceuta et Melilla, ont également servi de base au projet. Pour utiliser ces enclaves, le Mossad a obtenu l’entière coopération du dirigeant fasciste espagnol, le général Francisco Franco.
Franco, selon le Mossad, agissait par culpabilité pour ses liens avec Hitler (qui avaient inclu la remise de listes détaillées de Juifs espagnols), et même, selon certains, l’expulsion par l’Espagne de ses Juifs en 1492.
Le Mossad a acheté un ancien camp militaire situé dans la colonie britannique de Gibraltar, sur la côte sud de l’Espagne. Le terrain et les baraquements ont été convertis en un centre de transfert pour les Juifs sortant du Maroc.
Une tragédie a changé la nature de l’opération. Le 10 janvier 1961, un bateau de pêche nommé « Egoz » (Poissons), rempli de réfugiés juifs clandestins, a chaviré dans une tempête entre la côte marocaine et Gibraltar. 42 hommes, femmes et enfants se sont noyés, ainsi qu’un opérateur radio du Mossad.
La catastrophe a suscité de la sympathie à l’étranger, mais a révélé l’opération secrète du Mossad, ce qui a provoqué la colère des autorités marocaines.
Toute l’opération, et ses agents, étaient en danger mais, heureusement pour Israël, en mars 1961, Mohammad V est mort et a été remplacé par son fils Hassan II.
Le nouveau roi a cherché à améliorer les relations avec les USA et a été persuadé par l’American Jewish Joint Distribution Committee et l’Hebrew Immigrant Aid Society, deux importantes organisations humanitaires juives usaméricaines, qu’il ferait bonne impression s’il permettait aux Juifs de son royaume de partir librement pour Israël.
En retour, le Joint et la HIAS ont versé des pots-de-vin au nouveau monarque et à ses hauts fonctionnaires, en fait une taxe de capitation pour chaque Juif autorisé à sortir, mais camouflée en « compensation » pour les investissements que le gouvernement marocain était censé faire dans l’éducation juive locale. Soutenus par des dons de juifs usaméricains, les deux groupes ont versé près de 50 millions de dollars pour graisser les roues et permettre à environ 60 000 juifs marocains de partir.
Une nouvelle phase du projet d’immigration a été lancée, appelée « Yakhin » d’après l’un des piliers soutenant le temple de Salomon. Là encore, elle était gérée par le Mossad. Ainsi, 80 000 autres Juifs ont fait l’alya vers Israël entre 1961 et 1967.
La petite communauté juive qui est restée au Maroc a fonctionné depuis lors comme un pont pour les liens israélo-marocains, surtout pendant les jours de tempête et les crises.
Le projet « Misgeret », qui combinait l’immigration avec l’autodéfense communautaire et les pots-de-vin, devait servir de modèle pour de futures opérations de collaboration clandestine entre le Mossad et l’American Jewish Joint Distribution Committee au nom d’autres communautés juives en détresse dans le monde, de l’Argentine à l’Irak, en passant par l’Europe occidentale et plus tard le Yémen et l’Éthiopie.
Le règne d’Hassan II est considéré comme l’âge d’or des relations secrètes entre les deux pays, relations cultivées à la fois par le Mossad et par son homologue marocain, dirigé par deux responsables des services de renseignement et de l’armée : le général Mohamed Oufkir et le colonel Ahmed Dlimi. Ces deux officiers seront plus tard tués sur ordre du roi, qui les accusera de comploter contre lui.
Le duo de services de renseignements marocains a permis au Mossad d’ouvrir une station dans le pays : celle-ci était située dans une villa de la capitale, Rabat, et était dirigée par des agents expérimentés, parmi lesquels Yosef Porat et Dov Ashdot.
Lorsque le Maroc a accueilli le deuxième sommet de la Ligue arabe en 1965, ses services de sécurité ont décidé de mettre sur écoute les chambres d’hôtel et les salles de conférence de Casablanca de tous les dirigeants arabes, des rois, présidents et premiers ministres à leurs chefs d’état-major militaires.
Bien que cela ait pu être une pratique relativement courante pour tout service de sécurité dans le monde, les actions du Maroc étaient également alimentées par sa méfiance envers certains de ses frères de la Ligue arabe, et ont été encouragées par la CIA, qui avait de bonnes relations avec le roi Hassan. Mais ce qui était vraiment inhabituel, c’était l’implication d’un État officiellement ennemi dans l’opération d’écoute : Israël.
Selon des rapports étrangers, des agents du Mossad étaient également sur place, aidant leurs homologues locaux dans l’opération d’écoute et partageant les informations.
Selon ces rapports, le Maroc a aidé les agents du Mossad à installer des agents dans des pays arabes hostiles comme l’Égypte, alors l’ennemi juré d’Israël.
Mais le Mossad s’est vite rendu compte que dans le monde de l’espionnage, on n’a rien pour rien. Les Marocains s’attendaient à un retour d’ascenseur – et sous une forme particulièrement problématique qui a failli faire échouer des décennies de travail pour construire l’alliance secrète entre Israël et le Maroc.
En 1965, Oufkir et Dlimi ont demandé au chef du Mossad, Meir Amit, d’assassiner Mehdi Ben Barka, un leader charismatique de l’opposition marocaine et un adversaire acharné d’Hassan II. Amit a consulté le premier ministre Levi Eshkol ; il s’agissait clairement d’une demande inhabituelle : devenir les mercenaires du Maroc pour un assassinat politique intérieur.
Eshkol a opposé son veto à la demande, mais a autorisé le Mossad à aider les Marocains à localiser Ben Barka. « J’ai été surpris de voir à quel point c’était facile pour nous », m’a dit Rafi Eitan, alors chef des opérations du Mossad en Europe, il y a plusieurs années (Eitan est mort en 2019).
« Les Marocains nous ont dit que Ben Barka était à Genève. J’ai demandé à un de nos assistants et il a trouvé l’adresse dans un annuaire téléphonique local ». Des agents marocains, assistés par d’anciens agents de la police et de la sécurité françaises se faisant passer pour une équipe de production de film, ont attiré Ben Barka à la Brasserie Lipp à Paris et l’ont kidnappé en plein jour.
Les deux plus proches contacts marocains du Mossad, Oufkir et Dlimi, ont personnellement interrogé et torturé à mort Ben Baraka. Il n’était pas clair s’ils avaient eu l’intention de le tuer. Dlimi a paniqué et s’est empressé de demander une autre faveur à Eitan : l’aider à se débarrasser du corps.
Selon des rapports étrangers, Eitan a ouvert une carte, a indiqué la zone verte et boisée du Bois de Boulogne, la capitale française, leur a dit d’acheter un sac d’acide, d’y envelopper le corps et de l’y enterrer.
Le corps de Ben Barka n’a jamais été retrouvé, mais l’assassinat a provoqué une tempête diplomatique et politique en France, au Maroc et en Israël.
Le président français Charles de Gaulle a exigé des explications d’Israël, et a menacé de fermer la station du Mossad à Paris, alors son principal centre d’opérations européennes. En Israël, une commission d’enquête a été mise en place pour répondre à la question clé : qui a donné l’ordre de participer au complot. Le chef du Mossad Amit et le Premier ministre Eshkol ont expliqué qu’Israël n’était impliqué qu’indirectement dans le meurtre, mais le monde a refusé d’accepter leur histoire.
Cette demande fatidique du Maroc allait servir de précédent à la façon dont le Mossad allait réagir lorsque de nombreux autres services de sécurité demandèrent de l’aide pour se débarrasser de leurs opposants politiques. Depuis la débâcle de Ben Barka, le Mossad a toujours rejeté ces demandes.
Deux ans plus tard, Israël a remporté une victoire rapide lors de la guerre des six jours de 1967. Le prestige d’Israël s’est accru, ce qui a contribué à améliorer les relations avec le Maroc. Les surplus de guerre d’Israël – chars et artillerie de fabrication française – ont été vendus à l’armée marocaine.
Mais ces relations n’ont pas empêché le roi Hassan II d’envoyer ses troupes pour aider l’effort de guerre égypto-syrien contre Israël en 1973. En représailles, le chef du Mossad, Yitzhak Hofi, a ordonné l’arrêt de la coopération avec le Maroc.
La querelle n’a pas duré très longtemps. En 1977, le roi Hassan a été l’hôte des réunions secrètes entre le Mossad et l’Égypte qui ont ouvert la voie au discours historique de Sadate à la Knesset et au traité de paix signé entre Jérusalem et le Caire, le premier du genre entre Israël et le monde arabe.
Les relations israélo-marocaines se sont rapidement remises sur les rails dans tous les domaines. Les équipements, conseillers et experts militaires israéliens ont enseigné à leurs homologues marocains les tactiques contre-insurrectionnelles pour combattre le Front Polisario, qui lutte pour l’indépendance du Sahara occidental, ancienne colonie espagnole annexée par le Maroc en 1976.
À la suite du processus de paix entre Israël et l’OLP et des accords d’Oslo, et sur les traces d’autres États arabes et musulmans, le Maroc a ouvert une mission diplomatique de bas niveau à Tel-Aviv. Après la deuxième intifada, le roi Mohammed VI, qui avait entretemps hérité de la couronne de son défunt père Hassan, a ordonné la fermeture de la mission en 2000.
Mais les liens informels sont toujours restés en place. On estime qu’un million d’Israéliens peuvent se prévaloir d’une ascendance marocaine, et que ces derniers et d’autres Israéliens sont autorisés à prendre l’avion et à voyager au Maroc depuis des années. Le commerce bilatéral est en constante augmentation. Les liens entre les deux pays en matière de renseignements et d’affaires militaires sont meilleurs que jamais.
La récente annonce de la normalisation formalise et officialise ce qui a été une longue relation clandestine entre Israël et le Maroc, plantée et cultivée par le Mossad.
Il s’agit d’un exemple classique de l’action du Mossad en tant que bras de l’ombre de la politique étrangère israélienne, et il ne serait pas surprenant que les relations avec d’autres États – comme Oman, l’Arabie Saoudite et l’Indonésie, où les services secrets israéliens ont également pris les devants, apparaissent également au grand jour, avec l’établissement de relations diplomatiques officielles.
Source : Tlaxcala, 20 déc 2020

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