Le 6 octobre 1975, les services de renseignement de l’armée espagnole informent Franco des plans d’« invasion pacifique » par le Maroc et lui demandent d’agir. C’est ici que Juan Carlos entre en scène : il devient confident des États-Unis, transmettant des informations secrètes sur les mouvements de Franco au Sahara Occidental. En d'autres termes, le prince Juan Carlos a révélé à une puissance étrangère des informations confidentielles sur les plans espagnols dans un conflit géopolitique majeur. Certains parleraient de haute trahison.
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La CIA a déclassifié plus de 12 millions de pages d’informations, dont environ 12 500 entrées concernent l’Espagne. Les rapports stratégiques et câbles diplomatiques secrets reflètent la vision et l’influence des services de renseignement américains sur l’évolution du pays à un moment clé de son histoire : la Transition démocratique. Selon ces documents, Juan Carlos Ier serait devenu l’un des informateurs les plus précieux des États-Unis, révélant des informations confidentielles à son contact à Madrid, l’ambassadeur américain Wells Stabler. De plus, Juan Carlos aurait négocié la remise du Sahara occidental au Maroc, en échange du soutien américain pour accéder au trône.
Milieu des années 1970.
La Révolution des Œillets triomphe au Portugal. En Italie, les communistes sont sur le point d’entrer au gouvernement. En Grèce, la dictature militaire s’effondre. Et en Espagne, le dictateur Francisco Franco vit ses derniers jours. Le contexte est très préoccupant pour les intérêts américains, qui voient leurs alliés perdre du terrain. Au-delà de l’objectif global de freiner le communisme et le socialisme, cette région est d’une importance géostratégique cruciale pour les États-Unis. En 1973, par exemple, les avions américains se rendant au Moyen-Orient pour soutenir Israël lors de la guerre du Kippour n’obtiennent l’autorisation de ravitaillement qu’au Portugal, une situation incertaine pour l’avenir. Il faut agir.
Cette nécessité pour les États-Unis de gagner en influence dans la région trouve un allié inattendu : Juan Carlos Ier. Le successeur désigné de Franco n’inspirait au départ que peu de confiance aux Américains. La CIA le considérait peu apte à diriger une transition démocratique. Ses seuls atouts étaient son « charme personnel », son intention de ne pas légaliser le parti communiste et le fait de ne pas être hémophile (maladie héréditaire des Bourbons). Pour le reste, tout jouait contre lui :
Il y a peu d’enthousiasme pour Juan Carlos et la monarchie en Espagne, mais une certaine disposition à le soutenir en l’absence d’alternative… S’il parvient à maintenir l’ordre tout en ouvrant le pays politiquement, il gagnera du soutien. Le défi est immense. Et il est peu probable que le nouveau roi ait les qualités nécessaires pour y parvenir. — Rapport secret de la CIA
Juan Carlos Ier, espion américain
Pourtant, peu après, la figure du Bourbon gagne en poids dans les rapports de renseignement, jusqu’à être qualifié de “moteur du changement”. Que s’est-il passé pour que l’opinion américaine change ainsi?
En 1975, la CIA lance un projet secret visant à faire main basse sur la 53ᵉ province espagnole : le Sahara occidental. Ce territoire riche en phosphates, fer, pétrole et gaz est aussi stratégiquement crucial. L’instabilité politique due à la maladie de Franco est l’occasion parfaite pour une opération qui consistera à envahir la province espagnole à l’aide d’environ 350 000 citoyens marocains se faisant passer pour d’anciens habitants : la célèbre Marche verte.
Le 6 octobre 1975, les services de renseignement de l’armée espagnole informent Franco de ces plans d’« invasion pacifique » et lui demandent d’agir. C’est ici que Juan Carlos entre en scène : il devient confident des États-Unis, transmettant des informations secrètes sur les mouvements de Franco au Sahara. En d’autres termes, le prince Juan Carlos a révélé à une puissance étrangère des informations confidentielles sur les plans espagnols dans un conflit géopolitique majeur. Certains parleraient de haute trahison.
Ainsi, Juan Carlos Ier devient un informateur clé des États-Unis, espérant obtenir leur soutien après la mort de Franco. Ce soutien, il l’obtiendra – et sans doute l’histoire de l’Espagne aurait été toute autre sans cette alliance.
Son contact était Wells Stabler, ambassadeur américain à Madrid, en lien direct avec la Maison-Blanche et Henry Kissinger, chef du Département d’État. Ce dernier écrivait dans un document désormais déclassifié :
Tes contacts avec le Prince doivent rester d’une extrême discrétion. Ces informations sont d’une très grande valeur pour les États-Unis et nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour qu’elles soient gérées correctement à l’avenir. — Henry Kissinger
Le Sahara en échange de la couronne
Le 31 octobre 1975, Juan Carlos prend les rênes de l’État par intérim, en raison de la maladie de Franco. L’un des dossiers les plus urgents est la réaction à la décision du roi Hassan II du Maroc de revendiquer le Sahara occidental, province espagnole.
Le jour même de sa prise de fonctions, Juan Carlos préside son premier Conseil des ministres, affichant sa volonté de s’occuper personnellement du dossier saharien. Mais il ne révèle pas qu’il a déjà envoyé à Washington son homme de confiance, Manuel Prado y Colón de Carvajal, pour négocier un soutien américain et éviter un conflit avec le Maroc qui pourrait lui coûter la couronne.
Ainsi, Kissinger joue le médiateur entre Juan Carlos et Hassan II, et un accord secret est finalement conclu : Juan Carlos cède le Sahara espagnol au Maroc, en échange de l’appui des États-Unis pour son règne dans un avenir politique incertain.
Le 2 novembre, Juan Carlos se rend dans la capitale du Sahara occidental, El Aaiún, où il déclare devant les troupes espagnoles :
« Tout sera fait pour que notre armée conserve intact son prestige et son honneur. » Il va même jusqu’à dire aux officiers : « L’Espagne ne reculera pas d’un pas, elle tiendra tous ses engagements, elle respectera le droit des Sahraouis à être libres. »
Et encore : « Ne doutez pas que votre commandant en chef sera ici, avec vous tous, dès que le premier coup de feu retentira. » Pourtant, il savait qu’il mentait. Il avait déjà conclu un accord avec Hassan II sur les modalités de la remise du Sahara.
Dans l’un des documents déclassifiés, l’ambassadeur des États-Unis en Espagne informe Washington :
« Madrid et Rabat ont convenu que les manifestants [marocains] ne pénétreront que de quelques kilomètres dans le Sahara espagnol et qu’ils ne resteront qu’un court laps de temps à la frontière, où il n’y a déjà plus de troupes espagnoles (…) Le prince [Juan Carlos] a ajouté qu’une délégation représentative d’environ 50 Marocains sera autorisée à entrer dans la capitale du territoire, El Aaiún. »
Dans ce même document, on peut lire la crainte des services de renseignement américains que la situation échappe à tout contrôle :
« La zone où les manifestants ne sont pas censés marcher est clairement signalée comme un champ de mines. Juan Carlos a affirmé que les forces espagnoles utiliseront tous les moyens à leur disposition pour empêcher les Marocains de franchir cette ligne »… « Une fois la frontière franchie, la situation peut facilement dégénérer. » Il est également fait mention des possibles mouvements du Front Polisario : « Certains de ses membres se trouvent dans la zone déjà évacuée par les troupes espagnoles »… « Il est presque certain qu’ils tenteront d’attaquer les manifestants. »
Le 6 novembre 1975, la Marche Verte envahit la province espagnole.
Tout avait été préparé à l’avance. Les champs de mines furent désactivés, les légionnaires espagnols retirés de la frontière. L’ONU, stupéfaite par les événements, appelle Hassan II à se retirer et à respecter la légalité internationale. Le Conseil de sécurité adopte la résolution 380, qui « déplore la tenue de la marche » et « exhorte le Maroc à retirer immédiatement tous les participants du territoire du Sahara occidental », tout en appelant de nouveau au dialogue.
Mais tout avait déjà été décidé en coulisses.
En pleine Guerre froide, les États-Unis et la France souhaitaient l’annexion marocaine du territoire, car l’Algérie et le Front Polisario étaient proches de l’URSS. Hassan II, qui faisait face à une situation politique interne difficile, marque un point majeur. L’Espagne perd un territoire clé. Mais Juan Carlos Ier obtient sa couronne.
Tout le monde y gagne. Sauf, bien sûr, les Sahraouis, habitants du territoire, victimes collatérales de ce pacte / cette trahison, dont la souffrance perdure encore aujourd’hui.
Le péché que l’Espagne a commis contre le Sahara reste une source de souffrance pour ceux qui furent un jour ses citoyens à part entière. — Tomás Bárbulo, journaliste et écrivain spécialisé sur le Maghreb.
Mon nom est Bon… Bor-bon
Les manœuvres secrètes, les mensonges et la déloyauté de Juan Carlos concernant le Sahara pourraient déjà être considérés comme une haute trahison. Mais ce n’était rien comparé à ce qui s’était passé quelques semaines auparavant.
Le 16 octobre, le dictateur Francisco Franco subit une crise cardiaque, qui le laisse aux portes de la mort. L’ambassade américaine à Madrid le croit même mort. Pendant ces jours, Juan Carlos devient la meilleure source d’information des États-Unis sur tout ce qui se passe à Madrid. Il va jusqu’à demander l’aide de l’ambassadeur Stabler pour intercéder auprès du président du gouvernement, Carlos Arias Navarro, afin de convaincre Franco de lui transférer les pleins pouvoirs avant de mourir.
Mais Kissinger refuse catégoriquement, craignant une implication directe des États-Unis :
« Tu n’es pas — je répète — tu n’es pas autorisé à négocier avec Arias en ce moment. » Juan Carlos devra donc attendre encore un peu pour satisfaire ses ambitions de pouvoir.
Durant les mois suivants, les contacts de Juan Carlos avec l’ambassadeur américain sont fréquents. Outre les conversations téléphoniques documentées dans les archives déclassifiées, chaque occasion est bonne pour se rencontrer : à la base militaire de Torrejón, lors d’une rencontre avec des étudiants du National War College, ou à Palma de Majorque. Chaque excuse est bonne pour tenir les États-Unis informés de ce qui se passe dans les hautes sphères espagnoles et gagner leur soutien, sa meilleure carte pour accéder au trône. Mais cet effort d’information était presque inutile, car les États-Unis avaient déjà décidé que Juan Carlos était le meilleur candidat pour défendre leurs intérêts en Espagne — qui n’étaient pas des moindres.
La disparition de Franco ouvre la voie à une ère plus prometteuse, mais la disparition de Juan Carlos ouvrirait la porte à une lutte de pouvoir où communistes et extrémistes de tous bords joueraient un rôle déterminant. — Wells Stabler, ambassadeur des États-Unis en Espagne.
Le 4 novembre 1975, Wells Stabler envoie à la Maison-Blanche un rapport général sur la situation en Espagne et l’avenir incertain du pays après la mort du dictateur. Ce rapport est en grande partie rédigé à partir des informations obtenues par Juan Carlos Ier.
Les réponses de Henry Kissinger à Stabler ne laissent aucun doute sur les intentions des États-Unis :
« …l’intérêt des États-Unis réside dans le fait de pousser Juan Carlos à opérer une transition vers la démocratie, progressive mais résolue, et pas trop lente. Nous devons lui apporter le soutien qu’il demande clairement aux États-Unis. »
Traduction :
« …nous ne favoriserons aucun parti politique en particulier, au-delà des décisions démocratiques, mais nous anticipons que la transition sera essentiellement entre les mains du bloc conservateur. » « Nous verrions la participation du parti communiste à un futur gouvernement espagnol comme quelque chose de très négatif, qui nuirait irrémédiablement aux liens avec nous et avec les institutions d’Europe occidentale. » « …les pays d’Europe occidentale devraient prendre part à la prise de pouvoir de Juan Carlos et aux funérailles de Franco dans une perspective tournée vers l’avenir, et non dans une logique de reproches sur le passé. »
De toute évidence, la priorité des États-Unis n’était pas la démocratisation du pays, mais plutôt la négociation d’un accord avantageux pour l’implantation de leurs bases militaires en Espagne. L’accord précédent arrivait à expiration en 1975, et Franco avait saboté son renouvellement, ne pouvant pas faire entrer l’Espagne dans l’OTAN.
Ainsi, Juan Carlos est devenu le meilleur atout des Américains pour faire entrer l’Espagne dans l’Alliance Atlantique et y installer plusieurs bases militaires. Et, en retour, les États-Unis sont devenus le meilleur atout de Juan Carlos pour accéder au pouvoir.
Une véritable histoire d’amour et de trahison, aux conséquences profondes sur l’évolution politique récente de l’État espagnol.
Finalement, le 21 septembre 1976, le Traité d’amitié et de coopération entre l’Espagne et les États-Unis est signé, Juan Carlos étant déjà roi. Ce traité marque l’étape préalable à l’adhésion à l’OTAN, qui n’aura lieu qu’en 1982.
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