Même en Algérie, 64 ans après sa mort, la mémoire de Frantz Fanon ne doit pas être tenue pour acquise, estime le journaliste Lazhari Labter, qui a traduit les écrits de Fanon en arabe algérien.
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Martina Schwikowski | Nadir Djennad
Frantz Fanon fut l’un des grands penseurs anticoloniaux du XXᵉ siècle et un héros du mouvement de libération algérien. Il mourut juste avant l’indépendance de l’Algérie vis-à-vis de la France. Fanon aurait eu 100 ans le 20 juillet.
Fanon est considéré comme une figure cruciale de la théorie anticoloniale et antiraciste naissante. Pour les Algériens, il est l’un des héros de la lutte pour l’indépendance du pays.
Pourtant, son rôle durant la guerre contre la France et ses écrits restent largement méconnus du grand public.
Le 20 juillet 2025 marque le 100ᵉ anniversaire de sa naissance. La vie de Fanon fut brève : à seulement 36 ans, il mourut d’une leucémie en 1961 sans jamais voir l’indépendance algérienne, un objectif auquel il consacra sa vie.
Lutte pour l’unité africaine
Son œuvre est « une réflexion sur le concept de solidarité, comprendre ce que signifie la solidarité en temps de guerre, de résistance », a déclaré Mireille Fanon Mendès France à DW. Elle est la fille aînée de Fanon et coprésidente de la Fondation internationale Frantz Fanon.
Elle affirme avoir à peine connu son père et garde peu de souvenirs d’enfance de lui, mais à l’adolescence, elle s’est plongée dans l’œuvre littéraire paternelle.
Les écrits de Fanon montraient clairement que la lutte pour l’indépendance algérienne ne profitait pas seulement à l’Algérie, mais concernait aussi l’unité africaine. « Et cette unité africaine n’est toujours pas réalisée », explique sa fille.
Dans son appartement parisien, Alice Cherki parcourt de vieux documents de sa jeunesse durant la guerre d’indépendance de l’Algérie contre la France : « Je savais alors que c’était le colonialisme », se souvient-elle. Agée aujourd’hui de 89 ans, elle connaissait bien Frantz Fanon. Elle travailla à ses côtés dans les années 1950 comme interne à la clinique psychiatrique de Blida, en Algérie.
Frantz Fanon était chef de service psychiatrique et soignait non seulement les malades mais aidait aussi les nationalistes algériens. « Nous accueillions les blessés, les combattants qui venaient ici », a déclaré Cherki. Fanon avait créé au sein de l’hôpital une prétendue clinique de jour, purement cosmétique. En réalité, il accueillait secrètement les blessés et ceux qui avaient besoin de se rétablir, a raconté Cherki à DW.
Engagement pour la « cause algérienne »
Né dans la colonie française de Martinique, Fanon grandit dans une société coloniale française et fut profondément marqué par ses expériences : il s’engagea volontairement pour la France lors de la Seconde Guerre mondiale à 17 ans. En tant qu’homme noir, il subit pourtant un racisme quotidien dans l’armée française. Après la guerre, il étudia la médecine et la philosophie en France avant de s’installer avec son épouse Josie à Blida, en Algérie française, où il devint médecin-chef de la clinique psychiatrique.
Dès le début de la guerre en 1954, Frantz Fanon aida les nationalistes algériens tout en poursuivant son travail de psychiatre. Il établit des contacts avec plusieurs officiers de l’Armée de libération nationale ainsi qu’avec la direction politique du Front de libération nationale (FLN), notamment ses membres influents Abane Ramdane et Benyoucef Benkhedda. À partir de 1956, il se consacra entièrement à la « cause algérienne ».
Amzat Boukari Yabara, historien et auteur du livre Africa Unite (2014) retraçant l’histoire du panafricanisme, souligne l’importance de la démission de Fanon de son poste de médecin à l’automne 1956.
« Il avait déjà pris contact avec plusieurs membres du FLN et partira plus tard pour Tunis, où une antenne du FLN s’était établie », explique Yabara. « Depuis Tunis, il participa à la lutte en écrivant sous pseudonyme pour le journal du FLN El Moudjahid.
À la fin des années 1950 et au début des années 1960, il devint ambassadeur du gouvernement provisoire de la République algérienne – le gouvernement en exil du FLN – à Accra, et ambassadeur itinérant pour l’Afrique subsaharienne. »
Œuvres fondamentales de la théorie anticoloniale
Frantz Fanon écrivit certains des textes les plus influents du mouvement anticolonial, comme son œuvre de jeunesse Peau noire, masques blancs sur les effets psychologiques du racisme et du colonialisme sur les Noirs.
Son livre le plus important reste Les Damnés de la Terre, où il se concentre sur l’action révolutionnaire et la libération nationale.
L’ouvrage fut publié avec une préface de Jean-Paul Sartre peu avant sa mort en 1961.
Le 5 juillet 1962, l’Algérie obtint son indépendance après huit ans de lutte armée contre la puissance coloniale d’alors, la France. Les historiens estiment le nombre de morts algériens à 500 000 ; selon le ministère français des Armées, environ 25 000 soldats perdirent la vie.
Faire vivre la mémoire
Anissa Boumédiène est écrivaine, avocate et ancienne Première dame d’Algérie. Elle fut l’épouse du président Houari Boumédiène, qui dirigea le pays de 1965 à 1978. « Frantz Fanon fait partie de l’histoire algérienne. Il a défendu l’indépendance. C’était vraiment une personne infiniment respectable », a-t-elle déclaré à DW.
Mais même en Algérie, 64 ans après sa mort, sa mémoire ne doit pas être tenue pour acquise, estime le journaliste Lazhari Labter, qui a traduit les écrits de Fanon en arabe algérien.
« Les générations actuelles connaissent de moins en moins l’histoire de leur pays, et surtout ce sujet », explique-t-il. « Et bien sûr, en dehors de cercles très restreints, d’universitaires et d’intellectuels, le nom de Fanon ne dit pas grand-chose aux jeunes générations. Cela tient peut-être au fait que ses œuvres ne sont pas enseignées dans les écoles, lycées ou universités. »
Deux nouveaux films – Fanon de Jean-Claude Barny, sorti en avril 2025, et Frantz Fanon du réalisateur algérien Abdenour Zahzah, sorti en 2024 – visent à perpétuer sa mémoire et ses théories anticoloniales.
Source : DW, 20/07/2025
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