Algérie – Sahara : Rabat en équilibre instable

L’atmosphère a changé à Washington pour le Maroc. Avec la fin de la diplomatie complice de Hillary Clinton, le département d’État se révèle moins sensible au discours de Rabat sur le Sahara Occidental. Le roi Mohammed VI l’a senti bien avant sa visite de travail fin novembre aux États-Unis. Pour reprendre la main et avancer ses propres pions, il a tenté d’enfoncer un coin entre John Kerry et Barack Obama. Mais ses tentatives ont été fraîchement reçues à la Maison-Blanche et il a rapidement touché du doigt les limites de l’exercice.
Barack Obama et le Congrès américain ne semblent pas pouvoir fermer les yeux plus longtemps sur un conflit qui perdure depuis trente-huit ans autour de l’ancienne colonie espagnole, annexée par le Maroc en 1975, mais qui figure encore sur la liste des territoires à décoloniser de l’Onu. C’est même la dernière colonie d’Afrique selon les canons onusiens. Une solution rapide – et si possible définitive – de ce contentieux leur paraît urgente désormais. D’autant plus que la région sahélienne dans son ensemble, c’est-à-dire au-delà des foyers actuels d’incendie, est menacée de déstabilisation par les terroristes d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). D’autre part, la tension persiste aux confins algéro-marocains et entrave l’évolution vers la création d’un marché commun maghrébin, souhaitée à la fois par Washington et l’Union européenne (UE). 
La frontière terrestre entre le Maroc et l’Algérie a été fermée en 1994 par Alger à la suite de la décision inattendue de Rabat d’imposer un visa d’entrée aux Algériens, dans la foulée d’un attentat terroriste à Marrakech. Une mesure brutale très mal prise à Alger, qui y a vu une accusation indirecte et intolérable à l’encontre de ses services. La presse marocaine ne s’était pas privée de développer cette accusation en soufflant sur les braises. Depuis, l’Algérie n’a cessé de rejeter les appels réitérés du Maroc pour la réouverture de cette frontière. Le commerce transfrontalier était jusque-là florissant et très avantageux pour le Maroc, qui en tirait de substantiels bénéfices.
S’appuyant sur des lobbies actifs au Congrès américain, Rabat avait jusqu’à ces derniers mois réussi à bloquer toute évolution diplomatique de la question sahraouie, dans l’esprit de l’accord d’avril 1991. Celui-ci, conclu par le défunt roi Hassan II avec le mouvement indépendantiste du Polisario, ordonnait un cessez-le-feu entre l’armée marocaine et les combattants sahraouis, créait une Mission de l’Onu pour l’organisation d’un référendum d’autodétermination (Munurso) et préconisait l’ouverture de négociations directes entre les deux protagonistes pour définir les modalités de la consultation. Mais si le cessez-le-feu a tenu depuis 1991, la consultation référendaire, qui devait avoir lieu en 1992, n’a cessé d’être reportée. Les deux parties n’ont pas réussi à s’entendre sur les critères d’enregistrement des électeurs sahraouis. Les échanges à ce sujet se sont rapidement enlisés, prenant parfois un tour rocambolesque.
La stratégie marocaine restait ferme : consolider l’acquis de la « marche verte ». Décidée, à la surprise générale, par Hassan II, elle lançait le Maroc à l’assaut de l’ancienne colonie espagnole pour prendre la relève des autorités de Madrid. Ces dernières avaient décidé de quitter le territoire sans concertation avec le Polisario ni l’Onu, et en ignorant les deux voisins du Sahara Occidental : la Mauritanie et l’Algérie.
Trente-huit ans après, l’audacieux coup de poker du souverain n’a toujours pas atteint ses objectifs. À la solution de l’autodétermination votée aux Nations unies, Rabat propose depuis des années la même alternative : l’autonomie de l’ancienne colonie dans le cadre de l’État marocain, selon le précepte enseigné par Hassan II : « Tout sauf le timbre et le drapeau. » 
Dès qu’il a hérité du trône alaouite en juillet 1999, après une brève éclaircie avec Alger, Mohammed VI a durci le ton sur la question sahraouie, qui continue à faire consensus dans la classe politique marocaine. Les derniers tours de négociation, ouverts en 2007 à Manhasset, près de New York, ont tourné au dialogue de sourds, malgré les efforts déployés, à partir de 2009, par le nouveau représentant spécial de l’Onu pour la Sahara Occidental, Christopher Ross. Alliant une excellente connaissance du dossier et une grande finesse diplomatique, il n’a cessé d’être la cible de la diplomatie marocaine, qui a réclamé en vain sa tête au secrétaire général des Nations unies. 
Christopher Ross voudrait essayer désormais une nouvelle méthode de travail. Elle consiste à engager des échanges bilatéraux, discrets, séparément avec chacune des deux parties en conflit – le Polisario et le Maroc –, avant de revenir aux négociations directes dans leur première configuration, en présence de la Mauritanie et de l’Algérie en tant qu’observateurs. Christopher Ross doit inaugurer cette méthode à l’occasion de sa prochaine visite dans la région, la quatrième depuis sa nomination. Parviendra-t-il à sortir le contentieux de l’impasse ? Il n’aura pas ménagé ses efforts ni manqué d’ingéniosité pour le faire.
Tandis qu’un flou total continue à régner sur le sort du référendum d’autodétermination, c’est la question des droits de l’homme qui a surgi avec force sur la scène sahraouie. Une avalanche de rapports dénonçant leur dégradation au Sahara Occidental a fait bouger les lignes. La diplomatie américaine s’était opposée une première fois à la demande du Polisario d’élargir les mandats de la Minurso aux droits de l’homme et à la création en son sein d’un mécanisme de surveillance pour en assurer le suivi. Elle semble être revenue à meilleure composition. 
La dernière démarche en faveur de cet élargissement est venue des sénateurs républicain, James Inhofe, d’Oklahoma, et démocrate, Patrick Leahy, du Vermont. Ils ont écrit à Barack Obama pour lui demander de faire pression sur le roi Mohammed VI, à l’occasion de sa visite à Washington, afin qu’il « cesse son opposition » à la création de ce mécanisme. « La nécessité d’une surveillance indépendante, impartiale, globale et soutenue de la situation des droits de l’homme au Sahara Occidental devient de plus en plus urgente », ont-ils souligné. En même temps, l’association Human Rights Watch (HRW) et sept organisations régionales exhortaient le premier ministre marocain, Abdelilah Benkirane, à respecter les droits fondamentaux des Sahraouis et leur droit à un référendum d’autodétermination. « Le Maroc doit abroger les lois qui criminalisent les revendications favorables à l’autodétermination du peuple sahraoui et permettre à tous les Sahraouis d’exprimer leurs points de vue, de manifester pacifiquement et de créer des associations indépendamment de leur orientation politique », écrit HRW.
De son côté la fondation Robert-F. Kennedy pour la justice et les droits de l’homme, auteur d’un rapport dénonçant « la violation des droits sahraouis », a adressé à la Maison-Blanche et au département d’État un message dans lequel elle souligne : « Il est impératif que le dossier des droits humains des Sahraouis soit une priorité diplomatique pour le gouvernement américain. »
« Nous avons visité le Sahara Occidental et les camps des réfugiés en Algérie où des milliers de Sahraouis vivent en exil. Nous avons écouté de nombreux témoignages qui parlent des violations des droits humains commises par l’État marocain. Nous avons eu des preuves sur l’existence de disparitions forcées, de tortures, d’arrestations arbitraires, de brutalités policières et d’intimidations. Ces exactions se poursuivent sans relâche, en partie parce qu’il n’y a pas de groupe ou de mécanisme international sur le terrain pour surveiller ces violations », affirme Kerry Kennedy, présidente de la Fondation. Elle demande à Washington de se pencher sur les nombreux « crimes non élucidés », en faisant état de la découverte récente par des anthropologues espagnols de fosses communes de victimes, selon eux, de l’occupation marocaine dans les années 1970. 
Alger a rappelé cette situation dramatique et les exigences qui en découlent sur le plan du droit international, à quelques mois de la reprise, en avril, des discussions de l’Onu sur l’élargissement de la mission de la Minurso. Ce faisant, elle a provoqué la colère de Rabat et des réactions véhémentes du souverain contre l’Algérie. La classe politique et la presse marocaines se sont enflammées, moins à cause du contenu de ce rappel – qui ne diffère en rien de la position constante de l’Algérie sur le sujet – qu’en raison du moment et du lieu où il a été lancé : un forum de soutien aux Sahraouis, tenu à Abuja (Nigeria) peu de temps après le retour du roi d’une tournée africaine, consacrée à convaincre ses pairs du bon droit du Maroc. 
« Le Maroc n’a pas de leçons à recevoir sur les droits de l’homme », a répliqué le souverain marocain, en accusant l’Algérie de « dilapider ses ressources » dans la défense d’une cause qui « ne la concerne pas, mais qui se dresse plutôt comme une entrave à l’intégration maghrébine ». Le 14 octobre dernier, devant le Parlement, il sonnait la mobilisation générale des partis et des associations de la société civile pour une « offensive contre les ennemis de l’intégrité territoriale ». « Rien n’est tranché », a-t-il dit, en annonçant des « évolutions décisives » pour l’année à venir, sans plus de précision. 
Le discours royal a été relayé par des articles inquiétants dans la presse et des déclarations véhémentes. À Casablanca, le drapeau algérien a été arraché du consulat par un jeune excité. Des attroupements de protestation ont tourné court devant l’ambassade d’Algérie à Rabat. Les réactions les plus extrêmes sont venues de l’Istiqlal, le parti conservateur, dont les journaux ont repris l’antienne de la restitution par l’Algérie au Maroc des territoires qu’elle occupe, selon eux : Tindouf, Béchar, Gara Djebilet, Kenadsa, Touat, etc. En agitant le spectre d’une deuxième « guerre des sables » après celle qui a vu les deux pays s’affronter militairement en 1963. Pourtant le contentieux frontalier algéro-marocain a été apuré il y a plus de trente ans, après deux rencontres entre le roi Hassan II et le défunt président Houari Boumédiène à Ifrane, en 1969, et à Tlemcen, en 1970. Le traité signé alors reconnaît l’appartenance à l’Algérie des territoires litigieux et approuve le bornage de la frontière entre les deux pays sur cette base. Ratifié par l’Algérie, il a été promulgué par le roi Hassan II, qui l’a fait publier au Journal officiel du royaume.
Mais alors que l’obstination de certains extrémistes à agiter le vieux litige frontalier comme un chiffon rouge est de nature à aggraver les tensions entre les deux pays, le président Abdelaziz Bouteflika s’est employé à calmer le jeu en adressant à Mohammed VI un message d’apaisement à l’occasion de la fête nationale marocaine.
Hamid Zedache

Afrique-Asie, 21/12/2013

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