Le peuple marocain a longtemps enduré l’injustice sociale et la corruption avec une résignation apparente. Le coût de la rébellion, lorsqu’elle s’est produite — comme lors du Hirak du Rif en 2016 — a été très élevé. Mais l’obscénité des contrastes de ces dernières années, si présents dans la société marocaine, était devenue insoutenable.
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Mireia Estrada Gelabert
Entre vertige et espoir, nous suivons le grand séisme qui secoue le Maroc. Les manifestations de la dernière semaine, menées par les jeunes de GenZ212, ne font que refléter les cris des communautés rurales de l’Atlas au cours des derniers mois ; l’indignation des usagers des hôpitaux publics, épuisés par le manque de ressources et de personnel ; celle des étudiants et enseignants, qui doivent travailler dans des conditions rendant l’apprentissage extrêmement difficile ; celle d’un pays étouffé par l’inflation et la destruction des emplois précaires de subsistance, rasés par le gouvernement lui-même, mû par une seule obsession : se refaire une image pour devenir un pays « moderne » et accueillir en grande pompe la Coupe du Monde 2030, rêve des grands investisseurs. La vitrine mondiale tant convoitée, dotée d’un budget de 3,95 milliards d’euros.
Le discours officiel, récemment repris par le Premier ministre à l’Assemblée générale des Nations unies, affirme que la Coupe du Monde servira à montrer au monde le « visage rayonnant de l’Afrique ». Cet argent, pourtant si nécessaire pour pallier les carences les plus élémentaires en matière de santé, d’éducation et de promotion de l’emploi, sera consacré à certains projets d’infrastructure — certes en amélioration dans plusieurs régions du pays, mais pas partout — depuis quelques années : la rénovation de cinq stades de football et la construction à Casablanca du plus grand stade du pays, pour un coût de 459 millions d’euros. Une politique de façade.
Tandis que le nouveau stade de Rabat, Moulay Hassan, vous transporte dans une ambiance digne de Dubaï ou du Qatar, et que le Boraq (TGV) vous emmène comme l’éclair de Tanger à Casablanca, les trains régionaux, eux, transportent les passagers entassés comme du bétail, et les bidonvilles existent encore dans les grandes villes et les plus pauvres.
Le peuple marocain a longtemps enduré l’injustice sociale et la corruption avec une résignation apparente. Le coût de la rébellion, lorsqu’elle s’est produite — comme lors du Hirak du Rif en 2016 — a été très élevé. Mais l’obscénité des contrastes de ces dernières années, si présents dans la société marocaine, était devenue insoutenable. Les budgets pharaoniques consacrés aux stades se heurtent à la réalité d’une grande partie du pays : encore aujourd’hui, de nombreuses familles du Haouz, la région frappée par les terribles séismes de 2023, vivent sous la toile d’une tente. Le leader des protestations de ces communautés, Aït Mehdi, est actuellement emprisonné et purge une peine de quatre ans. Le monde rural ne compte pas. Son abandon est total.
Ce qui se passe au Maroc nous interpelle non seulement par sa proximité, mais aussi parce que nous comprenons la complexité du pays d’origine de 16 % de la population étrangère de Catalogne.
Parallèlement, le littoral est en train d’être rasé pour devenir une seconde Costa del Sol. Dans trop d’endroits, on fait ses adieux aux bars de plage et cabanes de surf qui survivaient grâce à un tourisme à faible impact, présent dans les communautés locales et contribuant discrètement à leur économie. Adieu aussi à des quartiers entiers de l’économie informelle : les artisans plâtriers de Casablanca ont vu, en trois jours, le vaste terrain du quartier de Kouzama, où ils travaillaient depuis des années, rasé par les bulldozers. Ils n’en étaient pas propriétaires — la ville l’était — mais aucune négociation n’a été possible. Ce scénario se répète dans la grande métropole de Casablanca, mais aussi dans les autres villes marocaines appelées à accueillir la Coupe du Monde.
Et cette fois, les jeunes ont dit stop. La fracture générationnelle est évidente : ces jeunes ont grandi en apprenant de leurs parents que le silence était la condition pour survivre, et la résignation, l’armure pour y parvenir. 25 % des jeunes âgés de 15 à 29 ans ne travaillent ni n’étudient, et dans les villes, le chômage des jeunes atteint 50 %. Qu’ont-ils à perdre ? Personne ne s’attendait à leur élan ni à leur détermination.
Après une semaine et trois morts, les revendications restent les mêmes : santé, éducation, lutte contre la corruption, amélioration de l’emploi. Mais le gouvernement n’a pas fait l’autocritique nécessaire, et personne n’a démissionné. Pas même le Premier ministre Aziz Akhannouch, homme d’affaires milliardaire, qui refuse de comprendre les besoins urgents du pays et de son peuple.
Ce qui se passe au Maroc nous interpelle non seulement par sa proximité, mais aussi parce que nous comprenons la complexité du pays d’origine de 16 % de la population étrangère de Catalogne, la communauté de loin la plus nombreuse de notre pays. Aujourd’hui, en Catalogne, il y a beaucoup de Catalans d’origine marocaine, mais notre connaissance et notre intérêt pour le Maroc ne dépassent guère les stéréotypes attendus : une visite à Marrakech, une nuit dans le désert, du thé et des pâtisseries. L’ignorance généralisée quant à la richesse et à la complexité du pays demeure, et il est difficile de se détacher d’une image exotique ou réductrice.
Aujourd’hui, les jeunes ont montré qu’ils comprennent leur présent et veulent être maîtres de leur avenir. Nous devons les écouter et saluer leur courage et leur détermination, en attendant que d’autres groupes rejoignent ce mouvement qui pourrait devenir la clé d’un profond changement.
En ces temps terribles, un souffle d’espoir vient du Maroc et exige que nous lui prêtions l’attention qu’il mérite.
Source : Diari Ara, 07/10/2025