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L’absence d’artistes africains a attiré l’attention. Les organisateurs du festival ont évoqué le manque de spectacles africains adaptés à la scène de Carthage cette année, malgré le riche patrimoine artistique de l’Afrique.
Le prochain Festival international de Carthage a déclenché un débat intense sur l’orientation culturelle de la Tunisie, révélant une ligne de fracture entre liberté artistique, influence politique et identité nationale. Les controverses entourant les formations d’artistes et la gestion des festivals ont suscité une large réflexion publique sur le rôle changeant de la culture dans l’évolution du paysage politique tunisien.
Les récentes déclarations du président Kais Saied sur le rôle de la culture ne sont pas une coïncidence. Alors que la saison des festivals d’été est en cours, les festivals tunisiens sont de retour avec une ambition renouvelée, visant à mettre en valeur le riche patrimoine du pays ainsi que les luttes en cours auxquelles est confronté son peuple, notamment la lutte pour la libération palestinienne. Pourtant, l’image du festival de Carthage a été assombrie par la controverse autour des invitations qui a suscité les critiques des militants et des utilisateurs des réseaux sociaux.
Prévu du 19 juillet au 21 août, le festival avait initialement prévu une performance de la chanteuse française Hélène Segara, qui a fait face à des réactions négatives en raison de son prétendu soutien à Israël. Les organisateurs ont retiré son concert du programme, réaffirmant leur engagement envers la cause palestinienne dans un communiqué publié le 10 juillet.
“J’ai appris l’annulation d’un concert auquel je ne me suis jamais inscrit”, a déclaré Segara à l’AFP, insistant sur le fait qu’aucune représentation n’avait jamais été confirmée.
Cette année marque le 59e festival, organisé dans des circonstances inhabituelles : pour la première fois, il n’y a pas de directeur officiel. Au lieu de cela, un comité, dont les membres ne sont toujours pas divulgués, gère le programme, dévoilé la semaine dernière. La conférence de presse de lancement a eu lieu dans les jardins emblématiques de l’amphithéâtre romain de Carthage, marquant le 61e anniversaire de l’événement.
Sous l’égide du ministère des Affaires culturelles, le festival propose cette année 20 performances d’artistes venus de Tunisie, d’Égypte, du Liban, des Émirats arabes unis, de Palestine, de France et de Jamaïque. Organisé par l’Établissement national pour la promotion des festivals et des événements culturels et artistiques (ENPFMCA), le festival se concentre principalement sur la musique mais comprend également le théâtre, le cinéma, la danse et les arts du spectacle. Le festival avait été suspendu en 2020 et 2021 en raison de la pandémie de COVID-19.
Le ministère a opté pour un festival sans président, confiant la gestion au même comité depuis quelques années. Hend Mokrani, directeur général de l’ENPFMCA, a confirmé cette continuité et a répondu aux critiques des médias sur les choix de programmation qui ont suscité un tollé public.
Suite à la publication du programme sur la page Facebook du festival, deux affiches ont été retirées et une représentation annulée. L’affiche du concert de l’artiste palestinien Marwan Abdelhamid, connu sous le nom de Saint Levant, a été supprimée, suivie de l’annulation du spectacle de Segara et de son affiche promotionnelle.
Toutefois, des éclaircissements sont apparus depuis concernant la participation de Saint Levant. Artiste franco-palestinien connu pour ses paroles politiquement engagées et son fort soutien à la Palestine, Saint Levant devrait se produire le 5 août. Bien que son affiche initiale ait été supprimée de la page officielle, le concert reste confirmé. Yosr Hazgui, responsable de la communication du festival, a déclaré à l’Agence de presse tunisienne (TAP) : “Le concert de Saint Levant n’a pas été annulé. L’affiche a été retirée uniquement pour modifications et sera bientôt republiée.” Elle a rejeté tout lien entre les rumeurs de retrait et d’annulation de l’affiche.
Mokrani a expliqué que la performance de Segara avait été retirée en raison de “la pression médiatique et de l’opinion publique liées au soutien présumé de l’artiste à l’entité sioniste.” Malgré le refus de Segara de toute représentation programmée, Mokrani a affirmé que le festival détenait des documents confirmant un engagement formel.
Elle a souligné que le festival poursuit une vision artistique contemporaine reflétant la diversité culturelle tout en respectant les directives nationales de promotion culturelle, réitérant son dévouement à la cause palestinienne.
Suite à ces changements, le programme du festival comprend désormais 20 représentations. Elle est majoritairement arabe, avec huit groupes tunisiens dont Mohamed Garfi, Aziz Jebali, Karim Thlibi, Latifa Arfaoui et Sophia Sadok. Neuf autres performances arabes mettent en vedette des stars libanaises, dont Nassif Zeytoun, Nancy Ajram et Najwa Karam, aux côtés d’artistes palestiniens, égyptiens et émiratis. Les trois spectacles internationaux incluent un collectif folklorique, Chantal Goya, et Ky-Mani Marley, le fils de Bob Marley, représentant la Jamaïque.
Le compositeur Mohamed Garfi ouvrira avec une performance de musique classique, “Men kaa el khabia.” Son fils Shadi Garfi présentera “La Nuit des Chefs,” mettant en vedette plusieurs artistes dont un chanteur turc. Riadh Fehri revient pour la septième fois avec “Tapis Rouge 2,” une suite de son émission de 2009.
L’absence d’artistes africains a attiré l’attention. Les organisateurs du festival ont évoqué le manque de performances africaines adaptées à la scène de Carthage cette année, malgré le riche patrimoine artistique de l’Afrique et son rôle clé dans le dialogue interculturel.
Le budget du festival est d’environ trois millions de dinars tunisiens, ce que Mokrani considère comme insuffisant. Elle espère équilibrer les coûts grâce à la vente de billets et aux contributions des partenaires. La billetterie en ligne est ouverte et les ventes physiques ont commencé le 11 juillet.
Le festival de Carthage a lieu chaque année dans l’amphithéâtre romain de Carthage, site archéologique classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. Fondée en 1964, c’est une plateforme multidisciplinaire de création artistique, accueillant des artistes établis et émergents. Tout a commencé aux thermes d’Antonin avant de déménager à son emplacement actuel.
Les récents commentaires de Saied doivent être compris dans ce contexte plus large. Il a suggéré une tentative de réorienter le secteur culturel vers un cadre plus structuré, avec l’État non seulement comme bailleur de fonds mais aussi comme conservateur et arbitre moral. “La culture ne se résume pas seulement à des festivals et des événements organisés sur quelques jours ou quelques semaines”, a-t-il affirmé. “C’est un secteur de souveraineté, qui doit servir les causes de la liberté et de la libération, non seulement en Tunisie mais dans le monde entier.”
Invoquant l’esprit des années 1960, lorsque les festivals étaient des arènes de débat et de résistance plutôt qu’un simple spectacle, Saied a insisté pour que les grands festivals tunisiens, dont Carthage, Hammamet et Tabarka, deviennent “des plateformes de diffusion de la libre pensée”, ouvrant leurs portes uniquement à ceux qui privilégient les valeurs humaines plutôt que les intérêts commerciaux.
À l’époque d’Habib Bourguiba (1956–1987), l’État considérait la culture comme un outil pour construire la “nouvelle nation”, en créant des institutions et des centres de jeunesse, tout en contrôlant le contenu culturel. Bien qu’ils soient considérés comme un âge d’or, la censure et l’influence politique limitaient les libertés, certains festivals excluant les voix indépendantes.
Sous Zine El Abidine Ben Ali (1987–2011), la culture est devenue un instrument de promotion d’un régime autoritaire, de réduction de la liberté créative et de transformation des festivals en attractions touristiques présentant des œuvres approuvées par l’État.
Après la révolution de 2011, la scène culturelle tunisienne a prospéré grâce à des initiatives indépendantes, mais sans stratégie nationale claire. Cela a conduit à une liberté non structurée et à un pluralisme insoutenable dans l’expression culturelle.
Dans ce contexte, l’appel de Saied à l’État pour qu’il retrouve son rôle de producteur culturel actif, et pas seulement de sponsor, résonne profondément. Sa vision redéfinit les festivals comme des arènes de libération symbolique, s’opposant au dogmatisme et à l’extrémisme tout en favorisant la liberté, la pluralité et l’ouverture.
Le président a souligné que la culture devrait promouvoir la libre pensée nationale et agir comme une “barrière forte” contre la rigidité. Pour Saied, le véritable patriotisme signifie célébrer le triomphe de la pensée sur la tyrannie.
Il a également appelé au rapatriement des objets volés en Tunisie, liant le présent culturel à l’héritage historique, réaffirmant la tutelle de l’État.
La Tunisie se trouve à un carrefour culturel, confrontée à des questions pressantes sur la liberté artistique et l’identité nationale. La controverse autour du Festival de Carthage met en lumière l’équilibre délicat entre culture, politique et liberté, une lutte qui façonne l’avenir de la Tunisie.
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