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Kissinger/Soros : divorce dans le mondialisme

Tags : Henry Kissinger, Soros, mondialisme, Russie, Occident, Ukraine, guerre,

Au cours d’une interview que je donnais récemment à la radio publique hongroise, le journaliste, partant très certainement des meilleures intentions, a cru bon de rappeler que j’ai été interdit de territoire en Roumanie « après avoir attaqué [verbalement] des ONG financées par G. Soros ».

J’ai bien sûr noyé le poisson, en faisant remarquer que, d’où que provienne le financement desdites ONG, ce qui compte, c’est que je n’ai, à leur encontre, rien commis d’illégal (mais simplement exprimé des opinions, comme la constitution roumaine m’autorisait à le faire), rien qui aurait pu justifier légalement mon expulsion.

Ce faisant, pourtant, je souriais sous cape. Car, au moment de l’interview, j’étais justement occupé à couvrir (pour Le Courrier des stratèges) Davos 2023, édition du Forum marquée… par l’absence très remarquée de G. Soros. Confirmation de la thèse qui mûrit en moi depuis presque deux ans, et qui m’a amené à la remise en cause de beaucoup de mes préjugés de l’avant-2020 – y compris (ironie de l’histoire) ceux dont l’étalage avait fini par convaincre « les autorités roumaines » de la nécessité de m’éloigner de force d’une intellectualité transylvaine au sein de laquelle je m’avançais vers un rôle dominant.

Cette thèse étant que Soros est le grand perdant du Great Reset.
Il m’a fallu – je l’avoue sans grande fierté – presque deux ans de Grande Réinitialisation pour comprendre à quel point Soros, sa galaxie d’activistes et sa doctrine représentaient une facette superficielle et, finalement, retardataire du mondialisme – c’est-à-dire du pouvoir de la Caste.

Du coup – tout en adhérant toujours aussi peu à son idéologie – je comprends enfin cet homme complexe, probablement mieux, en tout cas, qu’à l’époque où j’étais (quoique certainement à son insu) son ennemi déclaré.

Soros et Trotski : des aristocrates de l’égalitarisme

Ce qui m’aide aussi certainement à mieux comprendre Soros, c’est la lecture de son grand ancêtre (dans la généalogie des tempéraments, sinon dans celle des idéologies) : Léon Trotski.

En lisant le Staline de Trotski, ce que je comprends de mieux en mieux, c’est, encore plus que Staline, Trotski lui-même – et, plus largement, l’univers spirituel du bolchévisme « russe urbain », et, en général, de la juiverie européenne de gauche.

Pour quiconque s’avance sur une telle voie en provenance de l’horizon des poncifs antisémites ultramontains, ce qui frappe le plus, chez les représentants d’élite de ce milieu, c’est leur extrême noblesse intellectuelle.

Dans la foi bolchévique qu’il nourrissait pour des idéaux dont Staline ne pouvait même pas comprendre l’énoncé, dans son idéologie brutalement négatrice des réalités anthropologiques les plus simples, dans cette folie furieuse et meurtrière, Trotski, de bout en bout, est sincère. Il croit (sans même réussir à vraiment la nommer) à son idole Progrès jusqu’à ce jour de Mexico où, penché sur le manuscrit de son Staline, il prend dans la nuque le coup de pic-à-glace de R. Mercader.

Le très antisoviétique et antiléniniste Soros, de même, aurait très bien pu dissimuler son enfance picaresque dans le Budapest de l’occupation nazie – et notamment le fait qu’elle n’a pas vraiment été placée (c’est le moins qu’on puisse dire) sous le signe de la résistance. Comme moi-même jouant en 2017 les Sancho Panza aux côtés de Douguine à Chișinău, György Schwartz, dit Georges Soros, a eu, avant 1945, de bien étranges expériences de jeunesse. Et, comme elles ont contribué à faire de lui l’esprit qu’il est devenu, il n’en a pas honte. Il a conscience d’avoir dépassé Trotski, dépassé le bolchevisme (au vrai sens hégélien du mot), et sait bien qu’il n’y serait jamais parvenu sans ces années de formation, sans l’expérience de la guerre et de la collaboration avec un occupant totalitaire qui nourrissait, vis-à-vis de son ethnie des projets fort peu amicaux.

1945 : le mondialisme encore uni, dans l’unanimité antifa

À cette époque, alors que Trotski est mort depuis 5 ans et pendant que Schwab va à l’école primaire, Soros et Kissinger sont sur la même ligne – appelons-la « antifasciste » : il faut éliminer les restes du totalitarisme. Restes géographiques : l’Union soviétique doit tomber. Et restes culturels, surtout en Occident (avant tout américain) : il faut liquider la « personnalité autoritaire » .

Dès la fin des années 1950, la déstalinisation remet en cause ce cadre interprétatif – mais Soros, trop occupé à faire du fric à Londres, ne le remarque pas. Ou peut-être pense-t-il simplement que c’est juste une bonne nouvelle du front : que sa cause avance.

Kissinger, lui, a vite compris qu’on a changé de monde, et en déduit discrètement une doctrine actualisée, dans laquelle le plus grand danger identifiable pour la Caste n’est plus l’ensemble des « ennemis de la Société ouverte », mais le risque d’une alternative de droite au Projet occidental sous sa forme du moment (la république maçonnique), dont il prévoit déjà la faillite finale – qu’il faudra néanmoins attendre jusqu’en 1991 (chute de l’URSS).

La réponse adaptative de Kissinger, dont l’idéologie schwabienne nous fournit une variante brouillonne et vulgaire, mais au moins publique, est celle qu’il exemplifie dans les faits en 1972 (un an après le premier sommet de Davos) en emmenant Nixon à Pékin pour y rencontrer Mao : le seul moyen d’empêcher l’homme blanc non progressiste de reprendre le contrôle de sa destinée, c’est de précipiter le crépuscule de sa domination mondiale (coloniale), déjà bien avancé, et de remplacer les élites mondiales blanches par une élite « multiculturelle » (en réalité : multiraciale), en donnant, au sein de la Caste, droit de cité aux oligarques du monde pigmenté. Ce faisant, Kissinger a été pour le Projet occidental l’équivalent d’un Paul dans le christianisme, ou des fondateurs de la Rome impériale au sortir de l’époque de la République latine.

1991-2020 : Soros devient de facto réactionnaire

À partir de ce point, Soros devient, du point de vue du Projet occidental, un réactionnaire. Il n’est bien sûr pas plus raciste que Kissinger ou Trotski : pas raciste pour un sou. Face à un Xi, à un Poutine ou à un Assad, en revanche, il retrouve les réflexes (finalement assez chauvins) d’un Trotski face au géorgien Staline : à l’exemple d’un E. Zemmour, il veut bien faire affaire avec la terre entière, à condition que tout le monde utilise des WC à l’anglaise, tolère les swinger clubs, chérisse ostentatoirement l’homosexualité, etc. – en d’autres termes : que toute cette chefferie pigmentée veuille tout de même bien se comporter comme la bourgeoisie blanche européenne dont Soros (comme Kissinger) est issu.

En d’autres termes : l’adhésion de Soros à l’Occident en tant que Société ouverte est sincère, principielle, non dialectique. Dans son cas, la dialectique s’est, plus exactement, arrêtée : hypostasiée, la Société ouverte devient un absolu post-historique, un but en soi. En cela, paradoxalement, il rejoint (sans probablement s’en rendre compte), d’autres héritiers égarés de l’Occident : les continuateurs protestants (puritains) du Premier Occident (médiéval), qui – refusant de prendre le tournant dialectique de la Renaissance catholique – perpétuent aux marges (protestantes) de l’Occident la tradition (en réalité néo-médiévale) de Luther. En d’autres termes : Soros rejoint les libertariens.

Jusqu’en 2020, ce décalage métaphysique entre doctrine de la Société ouverte et mainstream intellectuel mondialiste (incarné par Kissinger) n’est, en soi, gênant pour personne. Comme le disait Fabius des djihadistes d’al-Nosra, Soros fait du bon boulot, à la tête d’une sorte de gigantesque bataillon de représailles, chargé avant tout d’éliminer des concurrents géopolitiques de l’Empire. Autre façon de dire qu’il continue le travail de Kissinger, tel qu’il se présentait jusqu’à la fin des années 1960 – lorsque ce travail avait encore un sens au sein de la métaphysique du Projet occidental (contre le stalinisme et ses séquelles).

Soros rend de bons services, justement parce qu’il travaille sincèrement, et fait travailler sous lui, au meilleur coût, une armée internationale « d’activistes de la société civile » : il rémunère certes quelques leaders, graisse des pattes çà et là, mais la grande majorité est constituée « d’idiots utiles », qui adhèrent, comme Soros lui-même, sincèrement à ce sous-projet libéral-libertaire, incarnation d’un Occident enkysté.

Ce qui a définitivement séparé les visions du monde d’un Kissinger et d’un Soros, c’est avant tout la perception des événements de la grande décennie de transition 1991-2001. Grand capitaine de l’expansion à l’est du modèle occidental, Soros a passé cette décennie (ainsi que la précédente et la suivante, d’ailleurs) à parler avant tout à des « activistes » féministes, LGBT, pro-minorités ethniques, écologistes, etc., de Budapest, Bucarest, Prague, Kiev… – c’est-à-dire avec des représentants de la petite bourgeoisie postcommuniste, classe ascendante souvent constituée de descendants de la génération des refuzniks antisoviétiques de 1968.

Pendant ce temps, dans tous ces pays, une grande majorité appauvrie par les privatisations sauvages et la « thérapie de choc », désabusée par la « transition vers le capitalisme », plébiscitait le projet néo-soviétiste d’A. Loukachenko – que l’oligarchie post-soviétique, à la fin des années Eltsine, n’a pu conjurer qu’en lançant son propre Canada Dry du néo-soviétisme, sous la forme du produit marketing Poutine.


Kissinger, par contre, a passé (lui, et son porte-coton Schwab) toutes ces années à parler aux élites de ces pays. Or, même l’ère Eltsine n’aurait pas été possible sans l’exemple de la Chine de Deng [14], qui a convaincu lesdites élites (héritiers de l’oligarchie poststalinienne) de la possibilité de maintenir un modèle oligarchique sans avoir à sacrifier formellement « le capitalisme » – comprendre : l’économie de marché, le pluralisme politique de surface, et une relative liberté de la presse. Ce raisonnement n’est pas dénué de failles, étant donné qu’il pose en prémisse l’applicabilité à un monde européen et péri-européen d’un « modèle » chinois qui a certes réussi jusqu’ici, mais dans un monde néo-confucéen qui, au moment de la mort de Mao, restait majoritairement agraire. D’où la question la plus épineuse de toutes : une rhétorique pseudo-nationaliste (« illibérale ») suffira-t-elle, en l’absence de réels progrès du niveau de vie, à garantir la tranquillité de masses blanches déjà en partie habituées à un certain bien-être, et à un minimum de démocratie (notamment en Europe centrale) ? On peut en douter, mais la stabilité du modèle oligarchique russe relooké par le poutinisme a néanmoins dû convaincre cette classe (la classe des interlocuteurs de Kissinger/Schwab) de l’efficacité du projet.

2020 : triomphe de l’Occident pigmenté

C’est ce projet dont j’ai philosophiquement formalisé la description dans un écrit fondamental de décembre 2022, sous le nom d’« Occident pigmenté ». Le concept de base, c’est la perpétuation du modèle oligarchique hérité de l’Occident jadis colonial, mais sous une forme néocoloniale (ou postcoloniale), post-1945, post-Nuremberg, antifasciste et antiraciste. C’est le format Davos : une sorte de congrès de Vienne annuel, mais auquel sont aussi invités des slaves orientaux et formellement orthodoxes (sauf en 2022-23), des arabo-musulmans et perso-musulmans, des Chinois, des hindous, des Africains, etc. – à condition qu’ils soient eux aussi milliardaires (ou politicards « démocratiques » à la solde de milliardaires), eux aussi antiracistes, féministes, multilatéralistes, en un mot : progressistes. Ne sont exclus du programme que la famille Kim en Corée, les talibans afghans, A. Loukachenko et quelques leaders africains pas forcément plus sanguinaires que leurs voisins, mais qui ont le mauvais goût de nommer un Gates un Gates.

En échange de quoi Davos leur promet implicitement une généralisation mondiale du « modèle » diplomatique chinois : sous couvert de « respect de la diversité culturelle », les équivalents politiques [20] pigmentés de nos Merkel et Macron seront autorisés à censurer leurs médias [21], à emprisonner quelques opposants – et surtout à liquider toute agitation syndicale (programme d’ailleurs en cours d’extension en Occident).

Ce projet – que Schwab résume de façon presque sincère dans son Covid19 : La Grande Réinitialisation de 2020 –, c’est, finalement, une extension à la gestion progressiste/oligarchique mondiale du programme de réalisme stalinien auquel la Russie soviétique s’est convertie au cours de la seconde moitié des années 1920 – le rythme de cette conversion étant, à l’époque, manifesté par la mise à l’écart progressive de Léon Trotski, qui était le seul des grands leaders révolutionnaires historiques refusant systématiquement d’entrer dans le deal de Staline. Pour le mainstream progressiste occidental, à l’époque, cette politique était inacceptable, car le mot d’ordre stalinien du « socialisme dans un seul pays » entérinait la renonciation à l’internationalisme, et rendait suspect de « chauvinisme » le régime de Staline, au demeurant soupçonné d’antisémitisme. Le contexte a certes énormément changé, mais il n’empêche toujours pas un trotskiste pur-sang comme BHL d’avoir eu une première réaction extrêmement négative au putsch covidiste. Par descendants (spirituels) interposés, ces vieux ennemis morts depuis longtemps (la face stalinienne du léninisme, et sa face trotskiste) se reconnaissent toujours, d’instinct.

2023 : le dernier Davos, épilogue pour un divorce

En dépit d’un certain degré de connivence oligarchique – souvent répercuté jusqu’au niveau du petit personnel de « l’activism » –, le modèle Kissinger et le modèle Soros sont donc des continents qui s’éloignent depuis au moins 2001 – même si, sur le fond, on pourrait tout aussi bien faire remonter le début de la rupture à 1991, voire à 1972 [26].

C’est cette rupture qu’a, en quelque sorte, officialisée le récent sommet Davos 2023, au cours duquel Kissinger (qui a, pour ainsi dire, les clés de la boutique) est une fois de plus intervenu [27], presque sans modifier son discours conciliateur de 2022, alors même que, dans l’auditorium, tout le petit personnel de la russophobie institutionnelle balto-scandinave et polono-ukrainienne donnait, sous la baguette d’Ursula, libre cours à ses accès d’hystérie belliciste. Et surtout [28] : pendant que Soros, lui – qui, à choisir, aurait tout naturellement dû se joindre à ce ridicule chœur des Érinyes – brillait par son absence.

Car lui, Soros, le grand vaincu, sait bien que « l’Histoire » (comprendre : les décisions de la Caste) finira forcément par « donner raison » – comme toujours depuis plus de 50 ans – à Kissinger. À 92 ans, peut-on vraiment en vouloir à Soros de ne pas vouloir se ridiculiser comme le premier Sikorski venu.

Par Modeste Schwartz, Analyste

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