Pascal Perrineau : « Sciences Po vit des heures sombres »

Depuis la démission d’Olivier Duhamel, les départs se succèdent à la tête de Sciences Po Paris et le processus de désignation d’un nouveau directeur s’enlise, signe d’un profond malaise au sein de la prestigieuse institution de la rue Saint-Guillaume.
La crise succède à la crise. Les pétitions aux tribunes et contre pétitions. « Sciences Po vit des heures sombres », analyse Pascal Perrineau, une des « figures enseignantes » de la rue Saint-Guillaume. Depuis la démission en janvier d’Olivier Duhamel de la présidence de la Fédération nationale des sciences politiques (FNSP), après qu’il a été accusé d’inceste, les départs se sont succédé. Celui de Marc Guillaume, l’ancien Secrétaire général du gouvernement, puis de Frédéric Mion, le directeur de l’école, pris en flagrant délit de mensonge. Nommé par intérim, Louis Schweitzer, ancien PDG de Renault, a pour mission de mettre en place une relève à la hauteur.

Mais le processus improvisé pour auditionner les candidats ne fait pas l’unanimité. Convocations en urgence du jour pour le lendemain, cooptation confuse, règles non dites… Un profond malaise s’installe. Pascal Perrineau, 70 ans, enseigne à Sciences Po depuis 40 ans. Professeur émérite des universités, président de Sciences Po Alumni, l’association des anciens élèves, il a logiquement posé sa candidature à la succession d’Olivier Duhamel. « J’ai tenté de proposer un projet », confie-t-il. En vain. « Profondément déçu » par ce qui se trame aujourd’hui en coulisses, Pascal Perrineau se confie à Marianne. Un récit alarmant sur les coulisses d’une institution qui se veut pourtant exemplaire.

Marianne : La colère gronde à Sciences Po. Une pétition circule même pour demander la démission de Louis Schweitzer, actuel président par intérim. Allez-vous la signer ?

Pascal Perrineau : Je ne signe que très peu de pétitions, même si celle-ci exprime les inquiétudes et la colère de nombre d’enseignants, d’étudiants et d’anciens élèves. Je connais cette maison Sciences Po depuis longtemps. Je suis sorti diplômé en 1974 et j’y enseigne depuis plus de quarante ans. Je n’ai jamais connu de situation aussi confuse et aussi trouble. Toutes les inquiétudes d’aujourd’hui sont légitimes, tant sur l’avenir de notre institution que sur les procédures actuelles de désignation d’une nouvelle équipe. Sciences Po vit des heures sombres.

Personne n’y comprend rien, avec d’un côté la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), dont Olivier Duhamel était président et de l’autre l’IEP (Institut d’études politiques) dirigé par Frédéric Mion, qui lui aussi a démissionné. Quel est le rôle du comité de recherche mis en place par Louis Schweitzer, le président par intérim de la FNSP ?

On ne comprend plus très bien. Au départ, l’idée était de former un comité, composé à parité de cinq membres du collège des fondateurs et de cinq enseignants, qui avait pour but de trouver des candidats susceptibles de venir rejoindre le conseil d’administration de la FNSP, où il faut remplacer six membres du conseil d’administration. Dans les statuts, c’est le conseil d’administration de la FNSP, aux deux tiers, qui élit le président sur proposition du collège des fondateurs. Il s’agit donc d’une élection par cooptation. Mais le comité de recherche, sautant d’une certaine façon une étape, a cherché un candidat unique à la présidence de la FNSP susceptible de recueillir les deux tiers des suffrages, et qui serait présenté sans concurrence au conseil d’administration.

Mais ce comité, qui ne figure dans aucun statut, peut-il à lui seul choisir et coopter le futur président ?

Effectivement, tout ce processus apparaît un peu opaque. Le comité a été totalement improvisé. On aurait pu imaginer, ce qui eut été plus naturel et finalement logique, que les candidats se présentent directement devant le conseil d’administration, qui les auditionne et vote ensuite sur leur projet. Il est difficile de comprendre pourquoi cela ne s’est pas passé pas comme cela, pourquoi ce comité s’est inventé la mission de présenter un candidat officiel et unique.

Vous êtes candidat à la présidence de la FNSP. Comment s’est déroulée votre audition devant le comité de recherche ?

J’ai présenté mon projet en dix minutes, comme ils me l’ont demandé, puis s’en est suivie une discussion d’une demi-heure. On m’a ensuite fait savoir par mail que ma candidature n’était pas retenue. Sans aucun motif argumenté sur le fond de nos projets. Romain Rancière était dans le même cas que moi. De son côté, on lui a donné trois raisons pour rejeter sa candidature : qu’il était un homme, qu’il était trop jeune (il a 50 ans) et qu’il ne connaissait pas suffisamment la maison ! Cette dernière raison est valable, mais les deux autres sont discriminatoires ! Moi, on m’a dit par téléphone que je ferais un très bon président, mais que je n’étais pas une femme ! Là aussi, c’est discriminatoire. À l’un comme à l’autre cela ne nous est pas apparu comme étant conforme aux standards de recrutement qui existent dans les grandes universités internationales. Une institution telle que Sciences Po devrait être exemplaire.

Serez-vous quand même candidat devant le conseil d’administration ?

Dans un premier temps, on m’a prévenu que le feu rouge du comité de recherche me l’empêchait. Puis une heure après, on m’a écrit par mail que je pouvais quand même me présenter. Finalement, le comité s’est réuni en urgence ce mercredi 7 avril, et a décidé que Romain Rancière et moi, dont les dix avaient repoussé la candidature, nous ne pouvions pas nous présenter. Si j’ai bien compris, le comité devrait désormais déposer devant le conseil les candidatures de Laurence Bertrand-Dorléac et de Bertrand Badie, qui n’ont pas été encore entendus. Laurence Bertrand-Dorléac, historienne de l’art, vient de démissionner du comité de recherche pour être candidate devant le même comité. Il peut paraître surprenant d’un point de vue juridique et déontologique, de constater que la candidate à l’évidence favorite, puisqu’il « faut » une femme », ait fait partie auparavant du comité qui a écarté les trois candidatures initiales.

Vous semblez amer…

Non pas amer, je ne suis pas un mauvais perdant. Par contre, je suis profondément déçu, à titre personnel, de ces pratiques, de ces méthodes, et de cette ambiance. Je ne m’y attendais pas. C’est très violent. Mais je ne vais pas m’acharner et j’ai trop de respect pour cette institution qui ne va vraiment pas bien. Mais surtout, ce qui me désole le plus, est de ne pas avoir pu participer à un débat que j’estime absolument nécessaire. Sciences Po traverse une crise majeure, l’époque est face à des interrogations multiples, nos valeurs démocratiques, notre conception française de la République doivent être plus que jamais défendues, y compris au sein de notre institution et auprès de nos étudiants.

Certaines attaques graves ont eu lieu sur notre territoire mais aussi sur les campus comme à Sciences Po Grenoble ou encore Sciences Po Bordeaux. Plus que jamais les libertés académiques doivent être défendues. Je vois bien qu’il y a une pénétration idéologique venue de certains campus américains où les questions identitaires acquièrent une prééminence croissante. On écoute de moins en moins ce que vous dîtes, on répond à ce que vous êtes ou supposé être. Alors que le renouvellement des personnes devrait être l’occasion d’un débat sur les valeurs que nous voulons défendre, la place de Sciences Po dans la République, son rôle.

Quel projet pour Sciences Po avez-vous défendu devant le comité ?

Au-delà des questio ns de déontologie et de la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, que nous devons renforcer, j’ai posé la question des problèmes de gouvernance. Justement, pour sortir à l’avenir de ces questions de désignation, j’ai proposé une réforme de fond, en s’inspirant de ce que font certaines universités, s’appuyant notamment sur leurs réseaux d’anciens élèves. J’ai aussi proposé une remise à plat de la gouvernance intermédiaire. À mon sens, le système pyramidal qui existe depuis tant d’années à l’intérieur de Sciences Po, avec ses mille et une chapelles, devrait être aujourd’hui refondé. Évidemment, j’ai bien vu que cela ne plaisait pas… Enfin, je pense que Sciences Po est une institution parisienne qui a réussi à s’internationaliser mais qui doit désormais se tourner aussi vers les territoires de la République et je n’oublie pas l’Outre-mer. J’ai proposé une décentralisation vers ses six campus en région et certains IEP non-parisiens qui sont déjà sur ce terrain. Nous avons un rôle à jouer, de formation civique, de formation des cadres territoriaux. Tout le monde ne peut pas venir étudier à Paris. Et Paris gagnerait à renouer avec les territoires.

Vous dites souvent que pendant longtemps, vos meilleurs étudiants de Sciences Po se lançaient en politique et qu’aujourd’hui ce sont plutôt ceux du bas du tableau… Comment expliquez-vous ce phénomène ?

Oui, on ne peut que le déplorer. C’est probablement lié à la crise que traverse l’appareil d’État et à l’image dégradée de l’activité politique. Et aussi à la réussite de l’internationalisation des études. En troisième année, tous nos étudiants partent à l’étranger. Ils découvrent d’autres horizons que le service public et l’intérêt général « à la française ».

Aujourd’hui, ils s’orientent largement vers des filières privées. Nous, enseignants, avons probablement notre part de responsabilité dans ce phénomène. Nous avons laissé en déshérence les fondamentaux historiques de Sciences Po. On enseigne moins les institutions, les évolutions de l’appareil d’État, la vie politique tout ce qui a fait pendant des décennies le coeur de notre enseignement. Nous avons perdu le cap.

Il faut réhabiliter ces enseignements politiques au meilleur sens du terme ne serait-ce que pour restaurer une part de la confiance politique qui ne cesse de s’éroder. Quand l’École libre des sciences politiques a été fondée, au lendemain de la défaite de 1870 face à la Prusse, son but était de mieux former les cadres de la nation. C’était cela le cap, la mission de Sciences Po : former les cadres du pays… C’est un enjeu politique au meilleur sens du terme.

Emmanuel Macron supprime l’ENA. Signe d’une faillite identique ?

J’imagine que l’on va trouver un autre nom d’école, une ENA sans l’ENA. Mais peut-être que la question est la m��me que pour Sciences Po aujourd’hui. Quand on prétend former les élites, il faut régulièrement s’interroger : quelles élites ? Formées à quoi ? À quelles valeurs ? Que voulons-nous défendre ? Sommes-nous compatibles avec le modèle américain ? Quelles spécificités de notre République voulons nous défendre ? Dans la crise que nous traversons, ces questions sont essentielles. Or, à Sciences Po aujourd’hui, je n’ai malheureusement pas l’impression qu’elles sont posées avec la vigueur nécessaire…

Comment se passera ensuite la désignation du directeur de l’école, celui qui remplacera Frédéric Mion ?

En observant le comité de recherche, nous sommes nombreux à avoir le sentiment d’assister à une opération obscure. J’ai l’impression que l’objectif plus ou moins avoué est qu’il y ait demain à la tête de Sciences Po, la Fondation et l’IEP, une femme et un homme. Apparemment, même s’il n’y a aujourd’hui aucun candidat déclaré au poste de direction, ils sont nombreux à y prétendre en coulisses. Plusieurs noms circulent. Après tout ce qui s’est passé, je pense que l’urgence aurait été de mettre en place des pratiques transparentes et vertueuses plutôt que se fixer de manière obsessionnelle sur le « genre » des détenteurs de pouvoir.

Vous en appelez à un arbitrage du ministère de l’Enseignement supérieur ?

Le ministère de tutelle pourrait peut-être veiller au respect des statuts dans la lettre et dans l’esprit. Il y a urgence à rendre les choses lisibles. À sortir de ce qui apparaît comme des cooptations peu lisibles et peu dicibles. À remettre la maison en ordre de marche, ce que d’ailleurs, Bénédicte Durand, la directrice par intérim, fait très bien de son côté. Sciences Po a besoin de règles neuves et claires, d’une concurrence loyale et saine. C’est quand même tout ce que l’on enseigne aux étudiants depuis des années ! Pourquoi, dans nos propres processus de désignation, s’affranchir de ces règles simples à la base de notre propre enseignement ?

Avez-vous eu des nouvelles d’Olivier Duhamel et pensez-vous, comme le disent certains, qu’il soit à la manoeuvre lui aussi en coulisses ?

Je n’en ai aucune idée mais parfois, on peut avoir l’impression que cet épisode sombre de Sciences Po ne parvient pas à faire advenir l’avenir clair dont nous avons besoin.

Marianne, 9 avr 2021

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