Gouvernance et pouvoirs politique et militaire: De grands défis sur la table

par Ghania Oukazi

La visite effectuée hier par le président de la République au siège du ministère de la Défense nationale augure d’un redéploiement stratégique des forces armées, de leurs responsables et de leurs missions, en particulier celles des services du renseignement.

La montée aux Tagarins, au siège du MDN, hier, de Abdelmadjid Tebboune intervient au moment où la crise libyenne s’impose à l’Algérie pour la (re)placer comme pays pivot de la région dans son règlement «politique et pacifique». Ces qualificatifs diplomatiquement corrects ne l’empêchent pas d’avoir les yeux braqués sur les grandes difficultés auxquelles elle doit faire face pour préserver la paix, la sécurité et la stabilité de ses vastes territoires. Ses 1.000 km de frontières avec la Libye la mettent sur la première ligne du front le plus enflammé. L’armée nationale qui s’est depuis 2011, après les bombardements atlantistes sur la Libye suivis de l’assassinat du leader de la Jamahiriya, le colonel Maâmar Kadhafi qui selon des hauts responsables militaires algériens «savait bien protéger ses immensités désertiques mitoyennes aux nôtres», connaît parfaitement les enjeux géostratégiques qui lui sont imposés et les moyens humains et matériels qu’ils exigent. Son déploiement tout au long des frontières des quatre coins du pays lui permet de mesurer les pressions qui rythment la guerre que des pays occidentaux et arabes entretiennent en Libye en sachant pertinemment qu’elle crache obligatoirement des conséquences effrayantes sur les pays du voisinage.

Les forces armées nationales ont été équipées ces dernières années par des matériels sophistiqués «de dernière génération», dit-on, de contrôle, de surveillance et de protection des frontières et de l’ensemble des territoires. Les lourds contrats d’armement conclus entre 1999 et les années 2000 avaient d’ailleurs provoqué de venimeux commentaires d’officines régionales et internationales qui ont toujours cherché à opposer l’Algérie à son voisin de l’Ouest.

«L’armée a ce qu’il faut pour protéger le pays»

Le recentrage des rôles et missions des pays voisins sur impulsion des pays qui ont participé à la conférence de Berlin pour la paix en Libye conforte l’Algérie dans ses approches militaires et sécuritaires et sa persistance à vouloir une solution politique à la crise libyenne et au Mali. Sa lutte contre le terrorisme dans les années 90 lui a permis d’acquérir une expérience «sécuritaire» rare à travers le monde. Des observateurs pensent cependant que les Occidentaux veulent occuper l’Algérie par le conflit libyen et pourquoi pas la pousser à conclure de nouveaux contrats d’armement. Les spécialistes du domaine militaire affirment que «l’armée a ce qu’il lui faut pour protéger le pays». L’Algérie sait aussi que les pays occidentaux qui interviennent militairement en Libye veulent aussi la narguer parce qu’elle a toujours refusé de le faire malgré leur insistance. Son refus de faire sortir son armée au-delà de ses frontières pour nettoyer la Libye ou le Mali lui est comptabilisé comme «faute».

Le président de la République, chef suprême des armées, a certainement abordé hier ces questions que la conjoncture pose au pays et l’oblige à leur trouver des réponses qui ne lui font pas perdre de vue ses intérêts nationaux, régionaux et, au-delà, géopolitiques.

Sa rencontre avec le chef d’état-major par intérim de l’ANP ainsi que les hauts responsables militaires répond certainement à des raisons évidentes d’une mise à jour de l’ensemble des corps d’armée conformément aux exigences de l’heure. Le statut d’intérimaire du général major Saïd Chengriha à la tête de l’état-major de l’ANP devrait en principe être changé soit par sa confirmation au poste ou son remplacement par un de ses collègues. Sa nomination par le président de la République comme tel laisse penser qu’il a refusé certaines missions en premier celle de siéger dans le gouvernement en tant que vice-ministre de la Défense et d’autre d’essence purement politique que son prédécesseur avait pris à bras-le-corps jusqu’à son dernier souffle.

Un gouvernement technique et de grands dossiers

La restructuration des services du renseignement s’impose d’elle-même au regard des nombreuses situations de confrontation et parfois d’affrontements qui jaillissent ici et là au plan national et aux frontières. L’on rappelle que Bouteflika alors président de la République les avaient ramenés à son niveau au palais d’El Mouradia et le général major Gaïd Salah les a repris près de lui au niveau des Tagarins. En tant que chef suprême des armées, Tebboune devra leur redonner la place qu’il leur faut dans le puzzle sécuritaire. Il faut noter que bien qu’intérimaire, le général major Chengriha a dès son installation fait part de sa volonté d’imposer un contrôle des finances de tous les corps d’armée. Il est vrai qu’il n’y a aucune raison d’éviter de le faire tant le budget de la Défense est colossal mais surtout pour un pays dont l’économie est en crise et les finances se raréfient.

Le gouvernement de Abdelaziz Djerad pourrait d’ailleurs en souffrir en raison de la maigreur des budgets sectoriels, excepté la cognotte pour faire manger le peuple. Bardés de diplômes qu’il est tout autant qu’une grande partie des ministres, le 1er ministre et son gouvernement sont des techniciens qui doivent faire face à des situations qui exigent d’eux une parfaite maîtrise des lourds dossiers qui plombent le pays.

Pourtant, traînant des ministères budgétivores, le gouvernement Djerad aura du mal à rééquilibrer les caisses du Trésor public tout en ménageant la paix sociale. «Il faut un gouvernement qui prend le taureau par les cornes», soutiennent des analystes. Il faut qu’il décide de politiques publiques audacieuses. Mais de technicien, Djerad ne peut devenir politique encore moins ses ministres, surtout ceux qui se sont retrouvés à départager la gestion d’un même portefeuille entre deux autres «acolytes». Une telle configuration du premier gouvernement de Tebboune laisse perplexe quand on sait que la machine financière est bloquée et que de nombreux secteurs économiques sont en panne. Pis, les blocages sournois restent les mêmes et les officines et les réseaux de l’Etat profond intacts. Les mêmes depuis que le pillage des ressources financières s’est imposé comme règle de gouvernance particulièrement après la chute de Chadli Bendjedid. Règle dictée par ceux qui ont placé leurs intérêts économiques au-dessus de l’Algérie notamment dans les années 90, où l’Etat militaire-DRS aux ramifications politiques, économiques, sociales familiales, régionalistes, clientélistes, tribales et de brigandage, disposait d’un droit de vie ou de mort sur tout le monde.

Le temps de remettre le pays au travail

C’est dans cette période que les terroristes se faisaient appeler «l’Etat de la nuit (daoulet el lil) et que les lourds crédits bancaires ont été attribués sans aucune garantie ni aucune promesse de remboursement. «D’ailleurs, à ce jour, ils ne l’ont pas été parce qu’ils ont profité à ceux qui semaient la terreur et la voyoucratie par la manipulation, le chantage et la menace», affirment d’anciens hauts responsables. L’informel s’est installé comme mode de gestion économique dont les bénéfices aussi lourds soient-ils échappent à ce jour à l’Etat. Des milliers de containers de marchandises de tout gabarit ont été ramenés de pays étrangers et déclarés aux ports à un minable franc. Des zones commerciales d’électroménagers de non-droit ont été créées dans certaines régions du territoire national où les services des impôts ou de contrôle étaient interdits d’entrer.

Les fausses facturations de marchandises et matériels importés sont devenues les seuls documents que les importateurs détenaient sans craindre de se faire taper sur les doigts par l’autorité de l’Etat.

La mise en place d’un système de contrôle des changes pervers a permis la création d’oligarchies tout aussi perverses dont les plus importantes ont résisté à toutes les lois grâce à leurs accointances avec l’Etat profond incarné par le DRS dans toute son ampleur.

L’histoire du rond à béton et des métaux ferreux et non ferreux -pour ne citer que cela- avait défié la chronique à l’époque tout autant que «la maffia politico-financière» du lait, du sucre, des médicaments, des équipements médicaux, de la tomate concentrée, le tout soutenu par une ouverture impitoyable du marché algérien à toutes les importations possibles et imaginables.

Le président Tebboune n’a pas encore vu le plan de travail du gouvernement Djerad. Pourtant, il doit vite remettre le pays au travail. Il sait que c’est possible avec 60 milliards de dollars qu’il a en caisse, l’existence de grandes infrastructures, écoles, universités, hôpitaux et autres logements et villes nouvelles et la bonne foi de nombreux cadres en fonction.

Les exigences de la Nouvelle République

Le président de la République se doit de lancer rapidement des réformes profondes mais qui ne s’étalent pas dans le temps et responsabiliser les cadres de l’Etat en décentralisant les pouvoirs d’initiative, de gestion et de décision. Il doit en effet savoir qu’une révision de la Constitution quelle qu’en soit sa teneur ne règlera pas les problèmes engendrés par l’absence de confiance entre les gouvernants et les gouvernés et le règne de l’impunité qui ont miné le pays jusque dans ses profondeurs sociales. L’appel aux bons gestionnaires de la chose publique doit supplanter les mauvais choix des hommes. Après un peu plus d’un mois à la tête de l’Etat, Tebboune semble d’ailleurs être à la recherche de la bonne formule de nomination d’hommes sur qui il peut compter. Ses décisions de faire remplacer de hauts cadres de l’Etat par des responsables à titre intérimaire le laisse en tout cas penser. Les échos en provenance du palais d’El Mouradia laissent apparaître des tâtonnements dans ce sens. Rompu qu’il est aux arcanes de l’Etat et du système en place, il a dû se rendre compte que son image a quelque peu était brouillée par de «fausses manipulations» de la communication et l’exclusion de ceux qui ont l’habitude de la parfaire et de l’affiner. Les erreurs de casting et de goût qui ont émaillé ses premières sorties médiatiques prêtent à confusion. Il sait pourtant que bien projetée, son image renvoie l’assurance et la fiabilité de sa personne auprès des populations. A moins que les techniques employées le sont pour le contraindre à s’occuper du détail et ne pas regarder vers les choses importantes dont le poids pèse lourdement sur sa détermination à faire de son mandat présidentiel une véritable étape de construction de la Nouvelle République qu’il défend.

Le Quotidien d’Oran, 29 jan 2020

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