Maroc : Les sarkozystes de Sa Majesté

La scène est à peine croyable. Elle s’est déroulée au cours de l’été 2009 dans l’une des plus belles salles du Sénat. Amicale et conviviale, l’ambiance intérieure cadre bien avec la chaleur qui règne derrière les grandes fenêtres donnant sur les jardins du Luxembourg. Un colloque un peu particulier a réuni ce jour-là une ribambelle d’universitaires pour la plupart français. L’occasion ? Le 10 e anniversaire de l’accession au trône du roi Mohammed VI.

La rencontre est organisée « sous le haut patronage de Monsieur Nicolas Sarkozy, président de la République française », lit-on sur le livre collectif —, édité par le CNRS, qui a rassemblé toutes les contributions. Plus de quinze « académiciens » ont participé à ce colloque qui ressemble davantage à une opération de communication qu’à une « table ronde » académique. Certes, il y avait les incontournables Charles Saint-Prot—, Frédéric Rouvillois—, Michel Rousset—. Mais il y avait aussi des noms moins connus— qui se sont exprimés en tant qu’académiciens et professeurs des universités françaises, et qui se sont livrés à un véritable travail de lifting. Florilège : « Par l’investiture, la Bay’a, le chef religieux devient mandataire de la communauté pour les affaires temporelles […] En faisant allégeance, celui qui engage sa foi reconnaît à son émir, le Roi, le droit de gouverner. Une telle solution n’est pas contradictoire, et elle est compatible avec la conception moderne de la souveraineté. Elle signifie seulement que le peuple se reconnaît dans le Roi, en sa double qualité de communauté musulmane et de nation musulmane. Il est donc aussi chef temporel. » (Jean-Yves de Cara, professeur de droit à l’université René Descartes, p. 54).

« Le Maroc réunit tous les atouts pour jouer son rôle d’acteur de ce dialogue des civilisations, par la volonté de son Roi, tout d’abord, par la conscience qu’il manifeste de la réalité des enjeux dans ce domaine, mais également par son histoire et sa tradition. Le Maroc est une vieille nation, de plus de dix siècles, qui a su toujours garder son identité, tout en étant ouverte sur l’autre, sur les autres, sur tous les autres, ce qui a fait d’elle un lieu de rencontre singulier… » (Jean-Lrançois Poli, doyen honoraire et maître de conférences en droit public à l’université de Corse, p. 113).

« Le Sahara occidental relève de la souveraineté marocaine, et tout doit être entrepris pour mettre fin au conflit qui entache la région depuis plus de trente-trois ans » (Michel de Guillenchmidt, doyen honoraire à la faculté de droit de l’université Paris Descartes, p. 102), etc.

La conquête de l’élite politico-médiatique parisienne vise aussi les journalistes et les faiseurs d’opinion. Les chaînes de télévision, les magazines et les quotidiens sont très prisés par l’entourage royal qui dépense sans compter pour que l’image de la monarchie soit régulièrement peaufinée. Dans certaines chaînes comme TF1, le Maroc se considère en terrain conquis. Mais dans la plupart des télés françaises, notamment publiques, une nouvelle génération de journalistes, rédacteurs en chef ou encore directeurs de programmes a pris les rênes dans un secteur où la concurrence est rude.

Aujourd’hui, les émissions-phares des télévisions généralistes de service public (Lrance 2, Lrance 3, Lrance 5, Arte, etc.) ou privées (Canal+, M6, etc.) sont réalisées par des sociétés de production pourvues d’une certaine indépendance par rapport à la direction de la chaîne. Il arrive parfois que
celle-ci intervienne pour empêcher la diffusion d’un programme suite à des pressions financières ou politiques, mais ces cas restent exceptionnels.

L’une des premières mesures de Nicolas Sarkozy après son élection fut la nomination du président de France Télévisions par l’Élysée. Il fait adopter cette décision par les parlementaires en février 2009. Auparavant, les patrons de l’audiovisuel public en France étaient choisis par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), une autorité de régulation indépendante. Mais en novembre 2013, François Hollande remet en cause la décision de son prédécesseur et restitue au CSA son pouvoir de nomination.

Le journalisme français n’étant pas à l’abri des pressions politico- financières, il n’est pas non plus fait d’un bloc : l’existence de journalistes dont la complaisance à l’égard du régime marocain est connue – Jean-Pierre Elkabbach (i-Télé), Vincent Hervouët (LCI), Ruth Elkrief (BFM), etc. – n’empêche pas la majorité des professionnels de ce secteur de continuer à défendre leur indépendance éditoriale. Cela rend plus délicat le contrôle des chaînes françaises par le palais, en dépit des moyens humains et matériels qu’il peut mobiliser. En mai 2016, le documentaire Roi du Maroc, le règne secret, diffusé sur la chaîne publique France 3, qui l’a coproduit avec Premières lignes, décrit sans fard le règne du monarque dix-sept ans après son accession au trône. L’enfance du roi, l’étendue de ses pouvoirs mais aussi sa fortune sont abondamment décrites par le documentaire, et analysées par une dizaine de témoins réputés critiques pour la plupart : l’écrivain Gilles Perrault, l’homme d’affaires Karim Tazi, le prince Hicham (cousin germain du roi, écarté du palais pour ses positions hostiles à la monarchie absolue), d’anciens militaires en exil en France, des journalistes marocains et français, des économistes, etc.

Mais comme l’écrit le quotidien Le Monde, « à elles seules, les conditions qui ont entouré la réalisation du documentaire sont déjà toute une histoire ». N’ayant reçu aucune réponse à leur demande d’autorisation de tournage adressée au ministère marocain de la Communication, Jean-Louis Perez et son caméraman Pierre Chautard se sont malgré tout rendus au Maroc pour réaliser la première partie du documentaire. Ils sont constamment filés par des policiers en civil et obligés d’effectuer tous les tournages « à l’intérieur ».
Le 15 février 2015, ne supportant plus les filatures, ils décident de se rendre au siège de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), la plus importante ONG du pays.

Celle-ci est aussitôt cernée par une quarantaine de policiers en civil, qui demandent au président de l’AMDH, Ahmed El Haij, de leur « livrer » les deux journalistes français. Mais devant le refus de ce dernier, ils décident de forcer la porte de l’ONG. Une permanente de l’association, Rabiaa Bouzidi, tente de s’interposer en leur demandant s’ils ont un mandat. Elle est copieusement insultée, puis agressée physiquement par les policiers qui n’ont à aucun moment décliné leur identité. À l’intérieur, ils arrêtent les deux journalistes, confisquent leurs passeports, leur matériel et les conduisent à l’aéroport où ils passeront la nuit avant d’être expulsés le lendemain matin vers Paris. Présent lors de cette arrestation, Ahmed El Haij a indiqué à l’auteur que les « individus qui ont forcé la porte de l’AMDH, blessant Rabiaa Bouzidi, n’ont présenté aucun document, aucun mandat d’arrêt. Ils se sont contentés de nous dire que les journalistes n’avaient pas d’autorisation de tournage— ».

Juste avant son arrestation, Jean-Louis Perez a appelé le chargé de communication à l’ambassade de France à Rabat, Alexandre Diebolt, pour l’informer que « plusieurs personnes sont en train de défoncer la porte de l’AMDH à coups de marteau et qu’il est très inquiet. “Débrouillez-vous”— »,
lui répond-il…

Quelques jours auparavant, le 23 janvier 2015, une équipe de la chaîne France 24 a été enfermée dans un hôtel où elle était en train de tourner une émission sur l’humour et la politique, animée par le journaliste Jamal Boudouma. Accompagné d’une dizaine de policiers, le pacha de Rabat (une
sorte de préfet de police local) a forcé les journalistes à lui remettre une copie de l’enregistrement en les empêchant de quitter l’hôtel. Là aussi, l’intervention était justifiée par l’absence d’autorisation de tournage.

Depuis quelques années, « l’autorisation de tournage » offre un nouveau moyen de filtrer les journalistes étrangers qui souhaitent réaliser des reportages au Maroc. Il consiste à ne donner aucune réponse aux demandes de tournage émanant de ceux qui sont suspectés d’indépendance professionnelle, ou ne figurent pas sur la liste des journalistes complaisants.

Source : Le Roi prédateur

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