Algérie – Echec annoncé d’une récupération politicienne d’un idéal anéanti: Le «Novembrisme» n’existe pas

par Wissem Chekkat*

Pourquoi avoir attendu soixante-cinq ans après le 01er novembre 1954 pour que certains acteurs de la scène politique algérienne se réclament d’un certain esprit « Novembriste » ? Au-delà des techniques de récupération politiciennes et du populisme primaire, que reste-il vraiment de cet esprit élusif de « Novembre » dans l’Algérie de 2019 ?

Dans un pays où l’histoire officielle s’est attelée à anéantir jusqu’à la notion même d’histoire et où aucun protagoniste de la guerre d’Algérie, ce très violent conflit aussi sanglant que passionnel de décolonisation inachevée, n’a voulu divulguer le moindre secret, même à titre posthume, que signifie encore cet esprit « Novembriste » que tous les pouvoirs successifs de l’Algérie indépendante ont bafoué et bafouent encore sans aucun égard pour le sacrifice humain consenti ?

L’esprit ayant animé les initiateurs du texte fondateur de la Révolution algérienne n’a jamais été respecté. Après une guerre meurtrière fort complexe ayant fauché des centaines de milliers de morts et de disparus, la crise de l’été 1962 anéantit l’esprit de « Novembre » lequel ne devint qu’un folklore à consommation interne pour le contrôle d’une partie de la population qu’il fallait domestiquer.

Les initiateurs de la Déclaration du 01er novembre 1954 avaient une haute idée du multipartisme et de la liberté. Ils voulaient se débarrasser de l’oppression d’un système colonial anachronique avec les réalités du monde des années 50 et rêvaient d’un pays libre.

Le texte est d’une clarté sans équivoque : « …La restauration de l’Etat algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques…Le respect de toutes les libertés fondamentales sans distinctions de races et de confessions…Réalisation de l’Unité nord-africaine dans le cadre naturel… »

Or très peu de temps après l’indépendance, des usurpateurs profitant de la confusion et du désordre générés par les derniers soubresauts d’une extrême violence d’une Algérie française en fin de vie ont pris le pouvoir et se sont attelés à éliminer tous leurs opposants avant d’établir une dictature en interdisant le multipartisme. Les conséquences de ce putsch se font sentir jusqu’à aujourd’hui. L’esprit de Novembre fut anéanti dès 1963 et personne n’en parla plus, sauf à des fins de propagande populiste à usage interne.

L’Etat algérien fut restauré mais sa restauration avait pris la forme d’un Etat-parti non démocratique doté d’une souveraineté limitée. Le caractère social tel que proclamé dans la déclaration de Novembre ne s’est pas concrétisé dans un socialisme spécifique et d’apparence égalitaire mais consacrant de fait une nouvelle nomenklatura et ses réseaux et ses bases clientélistes. Le poste clé de Mufti fut supprimé et une mainmise des partisans de l’extrême-gauche sur certains rouages du Parti et donc de l’Etat écarta toute référence à des principes islamiques. L’islam y fut néanmoins déclaré religion d’Etat pour garantir l’ordre dans un pays homogène du point de vue de la confession. L’islam était en effet la seule force fédératrice dans un pays qui se cherchait au sortir d’un long joug colonial. Confirmant ainsi une observation que le grand philosophe de l’histoire Ibn Khaldoun fit dès le 14ème siècle et qui demeure encore valable pour l’ensemble de l’espace maghrébin.

De 1963 à 1988, l’Etat-parti du FLN (Front de Libération Nationale) a imposé à l’Algérie une sorte de dictature dite à pensée unique ne reconnaissant aucune liberté fondamentale et enfermant un grand pays dans un carcan néocolonial classique usant et abusant d’une propagande anti-impérialiste de façade mais laquelle ne reflétait point la position réelle. La restauration de la souveraineté fut une tâche de longue haleine : recouvrement de la base navale de Mers-El-Kébir en 1968, départ des derniers militaires français du Sahara en 1978, recouvrement des bases secrètes où l’Armée française effectuait des essais sur les armes chimiques (Oued Namous) en 1989.

La réalisation de l’unité de l’Afrique du Nord, l’un des éléments clé de l’esprit « novembriste » fut dynamité dès l’indépendance par un bref conflit entre l’Algérie et le Maroc sur un différend frontalier. L’ironie du sort avait voulue que le Royaume du Maroc d’où sont originaires le Clan d’Oujda et le MALG (Ministère de l’Armement et des Liaisons Générales, une instance créée pendant la guerre d’Algérie pour soutenir le conflit armée pour l’indépendance mais qui avait dirigé ses efforts pour affaiblir les maquis de l’intérieur pour prendre le pouvoir une fois la guerre terminée) entra en guerre avec une Algérie à peine indépendante et sans forces armées, dirigée par un président qui, à la fin de sa vie, aurait revendiqué, peut-être par pur esprit revanchard, son appartenance au Maroc.

Il n’existait dès lors plus de cadre naturel pour une éventuelle union maghrébine. La crise créée par le retrait des forces espagnoles du Rio del Oro ou le Sahara Occidental un peu plus d’une décennie plus tard allait donner lieu à un conflit, durable cette fois et à somme nulle. La question du Sahara Occidental est considérée par l’Organisation des Nations Unies comme un conflit de décolonisation.

Ce conflit constitua en fait pour Alger un sac de sable et une zone tampon contre les velléités expansionnistes marocaines et le Maroc et ses alliés traditionnels investirent énormément d’efforts humains, matériels et financiers pour se prémunir de la guérilla extrêmement mobile menée par le Front Polisario de 1975 jusqu’en 1991, date du cessez-le-feu.

Plus à l’est, la Libye de Gaddafi poursuivait ses propres objectifs géopolitiques, le plus souvent brouillonnes et avait une vision totalement différente -et disons-le d’emblée, plus ambitieuse, que la vision algérienne basée sur le respect sacré du principe de l’intangibilité des frontières léguées par la colonisation et la non-ingérence dans les affaires internes des autres Etats.

La Tunisie se considérait piégée au milieu de deux mastodontes pétroliers en lesquels elle n’avait aucune confiance tandis que dans le sud-ouest, la Mauritanie, pays qui s’est retiré de la guerre du Sahara Occidental par manque de ressources, louvoyait entre le Maroc et l’Algérie avant de s’allier à des acteurs exogènes et lointains.

Il aura fallu attendre la révolte du 05 octobre 1988 pour que le multipartisme soit instauré en Algérie. Par une des ironies inattendues de l’histoire, l’Algérie a connu sa première révolution au moment de ce que l’on a baptisé bien avant l’heure de « Printemps de Prague » à la fin des années 80, un précurseur des révolutions colorées ou hybrides qui emporteront trois décennies plus tard des régimes qualifiées d’hostiles ou d’indésirables aux quatre coins du monde. Cependant l’expérience démocratique algérienne et son ouverture à l’international dont un regain d’espoir pour l’Union du Maghreb ne dura pas et fut engloutie dans un conflit interne d’une remarquable complexité. Une faction extrémiste du régime entra en conflit avec une autre faction sur fond de montée en puissance de mouvances se réclamant de l’islam politique et militant et le pays se retrouva en pleine guerre de basse intensité qui se transforma assez rapidement en un mélange de terreur et de contre-terreur avec l’apparition de guérillas dans les montagnes. L’Armée algérienne parvint à tenir le coup non sans de terribles pertes. Disposant d’une organisation inspirée des lourdes formations soviétiques, elle n’était nullement préparée à ce type de guerre mais plutôt à une guerre classique. Elle dut s’adapter dans la douleur et sous le feu de l’action. Ce fut la décennie noire durant laquelle l’esprit « novembriste » n’était plus qu’un fantôme d’un passé révolu. Il fallait parer au plus urgent et s’opposer à l’atavisme criminel de hordes sans foi ni loi. C’est durant cette période que les services spéciaux créeront un parti politique ex-nihilo pour remplacer le FLN dont la direction se montrait récalcitrante à adhérer à la fuite en avant de la faction au pouvoir réel. Le Rassemblement National Démocratique ou RND rassembla dès sa naissance des opportunistes de tout acabit, des profiteurs, des spéculateurs, des éléments la petite et moyenne délinquance, des escrocs, des Caïds de la pègre urbaine, des corrompus, des charlatans et des chasseurs de trésor. L’esprit de Novembre n’a officiellement jamais existé à cette époque.

En dépit des efforts militaires déployés et l’adaptation des unités de combat en unités compactes interopérables et surtout interarmes, la solution du tout sécuritaire montra ses limites et il a fallu recourir à des négociations plus ou moins secrètes et à des compromis. Des divergences assez graves autour des types de compromis possibles avec une partie de la rébellion islamiste créent des clivages durables au sein du « Sérail » mais c’est l’option de l’achat de la paix civile qui l’emporte. Une nouvelle ère s’annonçait : celle où l’on pouvait tout acheter, y compris les consciences ; et tout vendre, jusqu’au pays, ses habitants et son sous-sol. C’est aussi la période des fausses divisions et de l’exploitation de clivages artificiels.

L’un des clivages utilisé dans le cadre du diviser pour régner (Divide ut regnes) depuis le temps de l’administration coloniale concernait la Kabylie et ce clivage ne fut jamais mieux exploité durant les vingt dernières années par des responsables issus eux-mêmes de cette région adjacente de la capitale officielle du plus grand pays d’Afrique de par la superficie. Le second outil a été crée par l’intoxication idéologique de factions du régime dès l’indépendance et concerne la question linguistique, laquelle a servi à des fins politiciennes et démagogiques avec pour conséquence la destruction in fine du système éducatif et par-dessus tout de l’esprit critique et de la formidable propension des Algériens aux sciences exactes. Les fausses querelles autour de la langue ont abouti en 2019 à l’apparition d’une « novlangue » qui n’est ni de l’Arabe classique, ni de l’Amazigh ou du Français et qui est majoritairement adoptée par les jeunes générations branchées à l’internet.

Ces jeunes générations auxquelles on a dénié l’enseignement de l’histoire de leur propre pays et qui ne se reconnaissent plus dans aucun discours se soucient peu de l’esprit « novembriste » ou de l’esprit « étranger » et une grande partie ne songe plus qu’à fuir le pays par tous les moyens possibles vers ce qu’elles croient être un ailleurs meilleurs avant de s’apercevoir, du moins pour celles et ceux qui passent à l’acte, que le monde est devenu une jungle. Cela à lui seul indique la faillite totale du système de transmission de valeurs que se prévalent certains esprits déconnectés des réalités algériennes.

De quelles valeurs de Novembre peut-on se prévaloir quand durant plus d’un demi-siècle, aucune loi n’a pu juguler la prévarication, le pillage, le gaspillage et le détournement des deniers et biens publics au bénéfice de bandes organisées ayant pour seul objectif la rapine et l’enrichissement rapide et illicite ? L’effondrement d’une nation commence lorsque son système éducatif devient défaillant. Le nivellement par le bas et la distribution des faux doctorats peuvent maintenir la paix sociale tout comme la distribution de logements sociaux dont une partie fait partie d’un business en amont et en aval mais à terme ces pratiques mènent tout droit vers le désastre. Tout s’écoule certes, disait déjà Héraclite d’Ephèse, et l’eau qui coule dans une rivière n’est jamais la même mais à la fin ne resteront que les pierres du lit de ce long fleuve qu’est la vie. Cet aphorisme pré-socratique ressemble d’ailleurs à un adage algérien assez connu : Ne restera au fond de l’Oued que ses cailloux.

La récupération politicienne d’un idéal s’apparente à un mensonge. Le mensonge est le ferment de la démagogie en politique. Mais en temps de crise multidimensionnelle, il serait plus approprié de trouver un argument fédérateur de la nation divisée ou atomisée et non pas tenter de faire passer une nouvelle pilule soporifique à la glycérine à une opinion usée jusqu’à la corde, d’apparence apathique et indifférente, voire complice mais toujours consciente des errements d’un régime anachronique et totalement autiste vivant toujours dans une autre dimension spatio-temporelle.

*Consultant

Le Quotidien d’Oran, 14 nov 2019

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