Le juge Garzón: Ce que Lula m’a dit dans sa cellule

Le juge espagnol Baltasar Garzón a rencontré l’ex-président brésilien Lula da Silva dans sa prison. Le magistrat, qui appartient à l’organisation de juristes internationaux réclamant la liberté de l’ancien chef d’État, a rendu compte de cette visite dans un article publié par info-Libre, partenaire de Mediapart en Espagne.

Nous arrivons à l’aéroport de Curitiba, un édifice immense qui excède les besoins de cette ville d’un peu moins de deux millions d’habitants du sud du Brésil. C’est le reflet, peut-être, de l’infiltration de la corruption au travers de ces grandes constructions où les commissions et les faveurs se répartissent à vau-l’eau.

Nous sommes le jeudi 26 septembre 2019. J’arrive en provenance de São Paulo accompagné de Paulo Vannuchi, un être attachant, qui a lutté contre la dictature, et qui a subi la torture. Très proche du président Lula, il a été son ministre des droits de l’homme et membre de la commission inter-américaine des droits de l’homme. C’est grâce à lui que j’ai rencontré le président brésilien lorsqu’il achevait son deuxième et dernier mandat. […]

[Les deux hommes sont rejoints par la suite par un dirigeant historique du parti des travailleurs (PT), Tarso Genro, ancien maire de Porto Alegre et ministre de l’éducation, des relations institutionnelles, de la sécurité et de la justice sous Lula.]

Le même jour, la Cour suprême de justice débat des irrégularités commises par le juge Sérgio Moro et le ministère public dans le cadre de la procédure pénale connue sous le nom de « Lava Jato » pour blanchiment d’argent et corruption, un procès qui a provoqué de nombreuses polémiques à l’intérieur et à l’extérieur du Brésil.

Nous avons le sentiment que les révélations de The Intercept ont mis au jour – et continuent à le faire encore aujourd’hui – la collusion entre l’accusation et le juge qui a condamné Lula, ainsi que d’autres relations fallacieuses qui remettent en cause la régularité de ce procès. […]

Nous nous dirigeons vers le lieu d’isolement où vit Lula ; nous établissons une stratégie minimale sur ce que nous devrions lui dire, surtout s’il est déprimé, bien que nos collègues nous mettent en garde : nous allons être surpris. La réunion est prévue à 16 heures. Nous arrivons dans plusieurs véhicules. L’après-midi est ensoleillé, il fait environ 25 °C, les rues sont à moitié vides, probablement à cause de l’heure, bien que le trafic se fasse plus dense à l’approche de notre destination.

Il est évident que Curitiba est une ville prospère, celle de Sérgio Moro et de « Lava Jato ». Un panneau proclame : « Éliminer tous ceux de Lava Jato. » Xixo (Wilson Ramos Filho, professeur et président de l’Institut de la défense de la classe ouvrière) m’explique qu’ici la droite gagne toujours.

C’est un quartier résidentiel. Une sorte d’enceinte où se sont rassemblées une trentaine de personnes, rejointes par d’autres portant des affiches où a été écrit « Lula Libre ». Jeunes et anciens sont présents. Ils me rappellent ceux qui se trouvaient devant la clinique de Londres lorsque Pinochet avait été arrêté ou ceux qui, devant l’ambassade d’Équateur, toujours dans la capitale britannique, réclamaient la liberté pour Julian Assange et sa non-extradition vers les États-Unis. […] Plusieurs viennent vers moi pour me remercier de ma présence, de mon soutien à Lula […].

Il est 15 h 30. En attendant, nous traînons dans un petit bar aux murs jaunes et au toit en métal. Encore un énième café carioca.

L’heure de la rencontre est venue. Le groupe de soutien a tout organisé. Nous nous approchons de l’entrée du siège de la police fédérale, où est détenu Luiz Inácio Lula da Silva, qui purge une peine de douze ans de privation de liberté prononcée par le juge Sérgio Moro. Nous passons par le contrôle, prenons une photo à l’entrée – qui sera diffusée ensuite sur les réseaux sociaux.

Le paradoxe me saute aux yeux : le président Lula en personne a inauguré ce centre de détention le 2 février 2007, un événement rappelé par une plaque placée à l’entrée.

Les démarches administratives imposées aux visiteurs ressemblent à celles d’une prison espagnole. Téléphones et appareils photo sont interdits. Seuls un stylo et du papier sont autorisés. Tarso, les deux avocats, Paulo Vannuchi en tant qu’interprète (une excuse pour pouvoir s’adjoindre une personne, car toute la conversation se déroulera en portugais sans traduction), et moi rentrons. Nous sommes accompagnés par un haut responsable de la police fédérale d’origine polonaise, chargé de la surveillance de Lula et devenu son meilleur ami.

Même dans ce contexte, le magnétisme du président est perceptible à la fois chez ce fonctionnaire mais aussi chez les autres, y compris chez le préfet, qui nous reçoit dans son bureau (dans le passé, Tarso était son patron) et nous offre un verre d’eau. Nous évoquons la situation générale au Brésil et des souvenirs personnels. Nous passons dans la pièce suivante pour une nouvelle opération d’identification : nom, pièce d’identité et enregistrement oculaire. En plus d’une fouille de routine, comme dans les aéroports, lorsque le portique sonne. Direction le cinquième étage, où se trouve la chambre-cellule.

J’entre le premier. Le président porte un survêtement bleu marine, il a l’air en forme physiquement, ses yeux brillent, son regard est toujours aussi vif et rebelle, comme les deux fois où je l’avais rencontré lorsqu’il était président, au palais du gouvernement de Brasília. […].

Il saisit tout bien avant qu’on n’arrive à sa hauteur ; il me serre dans ses bras et son étreinte se prolonge avec une énergie remarquable pour quelqu’un qui aura 74 ans le lendemain de mes 64 ans. Il me dit à l’oreille des paroles de remerciement pour être venu. Je lui réponds que, comme juriste, c’est une obligation, et comme membre du comité de soutien un honneur. Les autres visiteurs font de même et là encore la force de l’étreinte m’impressionne ; avec Tarso, c’est encore plus intense.

Il parle tout de suite de politique. Nous nous asseyons autour d’une table ronde et le policier nous laisse entre nous. Lula nous offre un café qu’il a préparé et qu’il maintient au chaud dans une Thermos.

Sans crier gare, avec l’empressement et le dynamisme qui le caractérisent, il affirme de manière emphatique :

« Je ne céderai pas un pouce de terrain. Je sais que je rends la tâche difficile à mes avocats, mais je sais aussi quel est le mensonge qui m’a jeté ici et c’est ma dignité qui est en jeu. C’est mon honneur. Je ne vais pas accepter les mensonges. Je veux seulement le droit et j’ai confiance dans le droit. »

« Je veux un acquittement pur et simple »

Il poursuit :

« Derrière tout cela se trouve le département d’État des États-Unis. Les États-Unis n’ont pas permis et ne permettront pas que l’Amérique latine joue un quelconque rôle. Au fond, les États-Unis sont derrière ce qui se passe au Brésil. Les ressources naturelles [pétrolières] en sont à l’origine. Je n’accepte aucune condamnation, réduction ou mesure qui allège mon temps en prison. Je veux un acquittement pur et simple. »

Il évoque son bourreau : « [Le juge] Sérgio Moro est un voyou. Ils veulent venir à bout de ma résistance, mais ils n’y arriveront pas. » Quant aux ministres [juges – ndlr] de la Cour suprême fédérale, il déclare :

« Je n’ai jamais nommé de ministres pour qu’ils me rendent service, mais pour qu’ils accomplissent leurs obligations et rendent la justice. J’étais le garant de la Constitution brésilienne ; pour cela la seule faveur que je réclame est celle de la responsabilité au moment de décider. C’est nous qui avons mis en œuvre les réformes nécessaires pour combattre la corruption. »

Lula ajoute :

« Il y a eu une conspiration manifeste entre les élites du monde des affaires, du monde politique, des médias, tout cela avec les élites judiciaires : il leur fallait mettre fin au Parti des travailleurs (PT). L’accord entre O Globo et Moro a été obscène. Tous craignaient Moro. Il en est venu à détenir un pouvoir absolu. »

Il poursuit :

« Je vais défendre les institutions, comme je l’ai toujours fait et cela sera une leçon pour le peuple brésilien et le monde entier. »

Il a également des mots pour sa formation, le Parti des travailleurs, et pour Tarso : « Le PT a de nombreux défauts, mais il est bien meilleur que tout le reste. Tarso, tu dois t’impliquer plus et aider les camarades : ils ont besoin de toi. »

« Je ne pardonne pas et je n’excuse pas ceux qui m’ont condamné sans preuve, ils sont en grande partie responsables de ce qui se passe au Brésil. Il ne s’agit pas de lutter contre la corruption, mais de mettre fin à une option politique et aux personnes qui la représentent, poursuit-il. Pour atteindre cet objectif, les liens mentionnés auparavant sont évidents et les auteurs de cet énorme complot sont connus. Derrière ce scandale se trouvent la police, la justice et le ministère public. »

« Tout ce qui a été construit n’est qu’une apparence de réalité, Garzón, poursuit-il avec énergie, me tenant par les avant-bras et me regardant dans les yeux, si je croyais et j’avais conscience qu’il y ait en moi un millimètre de culpabilité, je ne serais pas ici avec vous. »

Avec la même émotion, je lui réponds : « Si je croyais qu’il y a en vous un demi-millimètre de culpabilité, je ne serais pas venu jusqu’ici. »

« Juge Garzón, me dit-il, merci pour votre combat et pour votre visite. » Son émotion est visible, sa voix se brise, son regard se mouille, il ajoute : « Ma dignité prime. Je ne demanderai jamais une quelconque réduction de peine ou un régime de semi-liberté [proposé par les procureurs le 27 septembre avec un système de bracelet électronique et de résidence surveillée et qu’il a refusé le 28] et je ne l’accepterai jamais. Peu m’importe de rester en prison, car chaque jour qui passe montre l’injustice dont je suis victime. »

« Bolsonaro détruit le pays. Bolsonaro est un incompétent et un danger pour le Brésil et pour le monde. Il serait nécessaire que l’opposition s’unisse et soit consciente du problème afin d’éviter les dommages irréversibles que ce type est en train de produire », lance-t-il catégoriquement.

Et il exprime son inquiétude face à la prédominance religieuse des évangéliques : « Si l’Église catholique ne se restructure pas et ne réagit pas, en 2030 elle ne sera plus qu’une relique face aux évangéliques. Son message est passif et n’intéresse pas les plus démunis. » Il ne dissimule pas son inquiétude : « Je ressens de la douleur pour mon pays, pour les abus commis contre les plus vulnérables, pour le désastre écologique. »

Lula montre aussi qu’il s’intéresse à l’Espagne et à son actualité :

« Je ne comprends pas pourquoi il n’y a pas eu de coalition progressiste entre le président Sánchez (PSOE) et Pablo Iglesias (Unidas Podemos). Ce qui est inquiétant, c’est que cela favorise une victoire d’une coalition de droite, qui n’hésitera pas à trouver un accord et gouverner. L’Espagne est une pièce fondamentale dans le contexte international et pour l’Amérique latine. Vous le savez bien, Garzón, car vous connaissez parfaitement cette partie du monde. »

Lula domine avec la force de ses mots l’espace de sa cellule, d’environ 20 mètres carrés. Le mobilier est simple : une télévision, un lit collé au mur. Un rideau protège la cellule de la lumière. Il dispose d’un tapis roulant, d’haltères et de tendeurs. Il y a aussi une table ronde et un placard intégré. Je vois un chapelet et je fais un commentaire. Il me dit en faisant un clin d’œil : « Je suis catholique. »

Il est emprisonné mais pas vaincu. Bien au contraire : la leçon politique qu’il donne, le dévouement à son pays, la tension qu’offrent les processus électoraux en Amérique latine (l’Argentine, la Bolivie, la Colombie…), sa voix ferme et énergique, avec son désir de parler et d’être entendu, et surtout sa dénonciation catégorique de la terrible injustice dont il est victime, tout cela témoigne de sa force intérieure, liée aux convictions les plus profondes de quelqu’un qui a consacré sa vie au peuple brésilien.

La réunion s’achève. Elle a duré une heure, trente minutes de plus que prévu. Il me serre presque comme s’il ne voulait pas que nous partions et il me murmure à l’oreille :

« Je suis innocent, Garzón, répands ce message dans le monde. Même si c’est la dernière chose que je fais dans ma vie, je vais le prouver. »

L’émotion nous étreint de nouveau. Je sens qu’il n’est pas seulement convaincu de ce qu’il dit, mais que cela est vrai. J’éprouve cette sensation que j’ai eue à chaque fois que je savais que quelqu’un me disait la vérité.

« Président, je le sais et c’est pourquoi nous sommes ici, lui dis-je. Ne doutez pas que nous allons le diffuser. Nous le faisons, nous les groupes de juristes de différents pays, car la loi ne peut pas être utilisée comme un instrument pour persécuter des opposants politiques ou ceux qu’on veut neutraliser pour les mêmes raisons ou pour des raisons économiques. Je suis d’accord avec vous, il ne faut pas céder à la réduction de peine qu’ils vous ont proposée, car si vous l’acceptez, ils auront une excuse parfaite pour tenter d’amoindrir le soutien dont vous disposez et la cause pour laquelle vous vous battez. Vous ne pouvez pas porter un bracelet électronique, ce serait humiliant. […] Il faut montrer à la société qu’un innocent est en prison et nous le proclamerons. »

Le temps a filé. La vérité est que nous repartons plus forts. La force et le magnétisme du président Lula m’ont impressionné. Je comprends ainsi tout ce qu’il a fait pour le Brésil et qui a permis à plus de 40 millions de Brésiliens et de Brésiliennes de sortir de la pauvreté. Sans cela, on ne comprend pas ce qui se passe dans cette affaire et dans les autres qui le concernent également. Particulièrement après les révélations de The Intercept sur les connivences entre procureurs et juges.

Quand j’ai commencé ce voyage, j’avais peur de tomber sur un homme vaincu. Avec la signature des pétitions, je craignais l’excès dans notre soutien. Maintenant, je repars encore plus convaincu de l’innocence d’un homme que j’admire et qui me fait sérieusement douter de l’action de la justice, du moins dans cette affaire. Il m’est très difficile de comprendre le degré de manipulation et d’incohérence procédurale qui entoure ce dossier. Je le pensais, mais cette visite m’a permis de le confirmer.

Quand je sors de la surintendance, je suis sous le choc, avec la douleur d’avoir été en présence d’une personne victime d’une énorme injustice. Alors, je me souviens du bonheur de Jésus dans son Sermon de la montagne sur la justice : « Bienheureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le Royaume des cieux est à eux. »

Je ne sais pas s’il croira en ces mots, même si je pense que oui après m’avoir dit qu’il était catholique, mais je pense que c’est une cause qui mérite qu’on se batte. Et la libération de Lula devrait être un cri unanime jusqu’à en perdre la voix.

Nous sortons. À l’extérieur, nous accueillent ceux qui participent à la veillée Lula libre. Une centaine de personnes attendent avec impatience les déclarations que nous allons faire, pour savoir comment se trouve le président.

Tarso, Vannuchi et moi prenons le mégaphone comme si nous allions faire une annonce. Nous nous efforçons de rendre compte de nos impressions.

Je proclame l’innocence de Lula, je demande au pouvoir judiciaire de réfléchir et de se prononcer sur la libération et l’innocence du président. C’est seulement à ce prix que ce pouvoir retrouvera sa crédibilité. Lutter contre la corruption ne peut pas être assimilé à l’anéantissement politique d’une personne.

Le 27 octobre, Lula fêtera ses 74 ans ; la veille, j’en aurai 64. J’espère pouvoir les célébrer avec le président Lula en liberté.

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