Maroc : Centre de détention Derb Moulay Chérif (Récit d’Abdallah Zaazaa)

Cela faisait prés de trois mois que les arrestations avaient frappé le mouvement marxiste-léniniste marocain. « 23 Mars » avait été complètement anéantie et nous de notre côté nous vivions en état de siège. Des cadres de « Ilal Amam » à casablanca seuls Ahmed Aït Ben Nasser et moi étions encore opérationnels. Lui était responsable en particulier des comités des lycéens. Moi je n’avais déjà plus d’autre activités qu’internes.

Lorsque, début novembre 1974 Abdellatif Zéroual fût arrêté, Bel Abbés Mouchtari transféra les archives de l’organisation dans cette maison du quartier Ifriqiya où il demeura avec moi.

Chaque jour j’emmenais Bel Abés, en moto, à des rendez-vous, pour nous rendre compte de la situation. Parfois nous rencontrions Abdelfettah Fakihani-qui s’était installé avec AïtBennasser- et marchions dans la rue. En dehors de Abraham Serfati, qui sera arrêté au cours de la semaine suivant celle de l’arrestation de Abdellatif, ils étaient ce qui restait du Secrétariat du Comité National. Je me contentais de les suivre par derrière, tous les sens en alerte et hanté par l’idée qu’ils puissent être ramassés tous les deux en même temps dans la rue.

Un jour il fallait se rendre compte de la situation de Mohamed Srifi. Mais il n’y avait pas d’autre moyen que d’essayer de le joindre là où il habitait, dans le local du journal. C’était une démarche dangereuse. Bel Abbés était devenu le pivot central de l’organisation. Son arrestation serait catastrophique pour l’organisation. Arrivé à Aïn Sebaâ, et après que nous eûmes tourné plusieurs fois autour du pâté de maisons, et que rien ne laissa apparaître quoi que ce soit, je lui proposais de me laisser aller voir seul. Il refusa : « Non, si tu es arrêté, l’arrière base logistique de l’organisation à Casablanca sera foutue en l’air ». Il y alla lui-même, eut des doutes et revint. « El Rojo » était déjà arrêté car sinon il avait les moyens de reprendre contact.

Je louai d’abord une seconde maison. Je récupérais successivement Driss Ben Zekri, qui était très malade, Abdellah El Harrif et Fouad El Hilali et les installais dans l’appartement du quartier Ifriqiya. Abdellali El Hajji vint les rejoindre quelques temps. Entre temps Bel abbés et moi déménageâmes à la seconde maison qui ne se trouvait pas très loin et je ramenais avec nous Abdelfettah et Mustafa Temsamani.

Louer un appartement, était déjà à l’époque toute une affaire. Entre les courtiers et les propriétaires qui voulaient selon les cas, être sûrs que je n’étais pas célibataire (sans poser la question directement)-« Il faut que ta femme vienne dés demain laver la maison »-ou être surs que je travaillais et où, il me fallait tout le temps trouver des échappatoires en jouant à l’imbécile qui laisse voir qu’il n’apprécie pas qu’on lui pose des questions sur sa femmes ou encore qui n’aime pas montrer sa carte de travail de peur qu’on lui vole des renseignements et qu’il lui arrive quelques chose.

Dans le cas d’un troisième appartement loué plus tard, dans le quartier La Villette, pour le seul Secrétariat National, je me pointais chez le propriétaire, qui habitait le même immeuble, le 31 décembre(1974) vers vingt-heures. C’était une famille aisée. Les femmes en Kaftans et les hommes en complets s’apprêtaient à sortir. Mon interlocuteur auquel je n’avais parlé qu’au téléphone, ne se débarrassa de moi qu’en me remettant les clés.

Ajouter à cela les voisins qui voulaient entrer en relation. C’était fait de manière très sympathique, mais les enjeux étaient pour nous très graves. Il fallait éviter que les moqaddems s’aperçoivent que la maison était habitée par plusieurs célibataires et se posent des questions sur leurs identités. J’étais censé habiter seul et ne recevoir des visites qu’occasionnellement. Mais les précautions envers les voisins s’avérèrent toujours inutiles. Il ne leur échappait pas que la maison était pleine. Mais malgré toute notre réserve ils ne manquaient aucune occasion pour montrer leur sympathie. Et quand après mon arrestation, un camarade, Khalil Sahnoun, alla demander des nouvelles à la propriétaire de l’un de ces locaux, elle lui conseilla de filer tout de suite parce que la police occupait l’appartement.

A propos de nos voisins du quartier Milan je me rappelle un évènement très pénible même s’il paraît très cocasse. A l’occasion de la fête du sacrifice je quittai l’appartement et allais m’installer durant deux jours chez un ami. Les camarades devaient ne pas faire de bruit pour donner l’impression que nous étions partis passer la fête au « pays ». Le jour de mon retour, et alors que le soir je ramenais Mustafa de l’un de ses rendez-vous, le voisin du rez-de-chaussée m’aborda. Nous échangeâmes des amabilités. Sa fille sortie et il lui parla, puis rentra chez lui en me glissant, sans me laisser le temps de dire quoi que se soit, qu’il voulait monter chez nous. Je grimpais en courant pour prévenir les camarades. La discussion fût très difficile. Bel Abbés était le plus intransigeant. «Tu habite seul ici. Nous ne sommes pas quatre avec toi. Et puis tu es quelqu’un qui s’habille bien, qui a une moto neuve et qui habite un grand appartement avec une terrasse. Et donc tu es pour les gens quelqu’un qui gagne bien sa vie. Que va voir ce Monsieur en montant ici ? Quatre pauvres matelas de mousse de quelques centimètres d’épaisseur et quelques ustensiles de cuisines posés parterre ? ». Nous entendons la sonnette depuis un bon bout de temps. Le monsieur s’impatiente. Finalement je descends avec l’idée de nous excuser. A peine eus-je ouvert la porte que je me trouvai avec un plateau et une petite bassine devant le nez.. Je les pris, mais avec mon genou je calai la porte et je fini par dire au voisin de m’attendre une minute.

Ente ce qu’il y avait dans le plateau et la viande fraîche déposée dans la bassine sous le pain cela faisait plus de la moitié d’un mouton. Abdelfettah et Mustafa se turent. Mais rien à faire avec Bel Abbés. Il avait peut-être raison. « Ecoutes, tu te débrouille pour aujourd’hui. Mais dans deux jours tu l’invites. Abdelfettah et moi nous disparaîtrons pendant une nuit et tu le recevras en compagnie de Mustafa en préparant tout ce qu’il faut pour lui faire plaisir et oublier ce soir. Et vous arrangerez bien la maison. Il faut qu’elle ait l’air décent ». Il avait peut-être raison. Les amabilités de voisinage ne devaient pas nous faire oublier les dangers. Et puis de toute façon comme les autres camarades hésitaient à prendre position, nous restions dans l’impasse et le monsieur attendait toujours. Donc je redescendit les escaliers. Quand j’ouvris la porte il fit le geste d’entrer mais ce fut moi qui sorti et refermai derrière. Je pris toute mes forces et dit : «Je suis très désolé de ne pouvoir vous recevoir. Mon jeune frère est accompagné de sa petite amie. Ils auraient honte de se retrouver devant vous…. ». Inutile de dire que j’avais l’impression d’être un automate accomplissant une fonction impossible pour un être humain. En tout cas, l’homme devint livide. « Ca ne fait rien, dit-il ». Je lui proposai d’aller ensemble prendre quelque chose dans un café. Le temps était glacial. Après avoir hésité il me répondit : « Une autre fois ce soir il fait très froid. »,et rentra chez lui.

Nous passâmes le reste de la soirée dans une ambiance générale de regrets de l’humiliation infligée à notre voisin, du culot d’avoir accepté le plateau, et le fou rire de cette situation.

Le lendemain, à midi je rencontre notre voisine. «Tu sais, mère, nous sommes des célibataires et ne savons pas recevoir.. Et d’ailleurs notre maison est dans un tel état ….. que nous avons eu honte ». Et voilà que le fils arrive. Du coin de la rue, il nous voit, sa mère et moi, et éclate de rire. La maman, un sourire au coin des lèvres me dit : « Mon mari est ainsi. Il aime la compagnie, et moi je savais que les garçons nétaient pas parti pour la fête. Quand il est rentré, hier soir, les enfants ne se sont pas arrêtés de le taquiner ».

A la suite de ça nous avons conclu que puisque les voisins ne semblaient pas fâchés et que de toute façon ça ne les avait pas empêchés de monter étendre le linge sur la terrasse du toit, il n’était plus nécessaire de penser à inviter notre voisin pour réparer la gaffe.

Selon que j’étais en rapport avec les propriétaires ou le voisinage de l’un de nos appartements ou de l’autre, je je m’appelait, carte d’identité à l’appui, « Jamal Cherkaoui » ou « Mohamed Jerrar ». Mais dans la rue, sauf nécessité, j’étais toujours « Abdellah Zaâzaâ ».

Au cours de ces trois mois, je devais gérer l’approvisionnement en produit alimentaires,et le transport de six camarades répartis entre trois apparts. Sur le plan financier, je me rappelle avoir conduit Abdellah El Harrif à la banque d’où il retira vingt-cinq mille dirhams que je remit au Secrétariat. Abdellah, m’avoua que ses économies étaient destinées à une avance pour l’achat d’un appartement. Il avait l’air gêné-qui ne le serait pas ? – mais content d’avoir eu l’aval de sa femme.

Pour le transport, je disposais de deux motos, une suzuki qui restait dans la maison d’Ifriqiya et servait au transport des camarades y habitant ; et une yamaha qui était garée dans la maison du quartier Milan.Mais c’était toujours moi le chauffeur et généralement je devais changer de monture plusieurs fois par jour selon l’identité de mon passager. J’opérais les changements au marché Koréa. Ce dernier était traversé par une longue rue aux extrémités de laquelle il y avait des parkings pour bicyclettes et motos. J’étais constamment inquiet que quelqu’un s’apperçu de mon manège qui consistait à garer une moto à une extrémité, traverser le marché pour en prendre une autre.

Avec Fouad Hilali qui depuis longtemps avait décidé de démissionner du Comité National, Driss Ben Zekri malade Il n’y avait plus dans ce comité que les deux camarades, membres du Secrétariat, plus Hammadi Essafi, qui était à l’époque à Fès et moi. Il fut décidé de coopter Abdellah Mansouri et Abdelaziz Laârich….

Nous vivions une situation telle que l’essentiel du travail durant cette période de trois mois était de rétablir les contacts organisationnels, de prendre les mesures pour éviter la poursuite des arrestations, et monter une structure d’édition du journal en dehors de Casablanca.

Quelques fois pour sortir de l’ambiance stressante, et très souvent angoissante, de nos activités, j’allais rencontrer mon ami de quartier, Bouchaîb. Il avait les idées quelque peu islamistes, mais pas intégristes. Je lui racontais où nous en étions. Il était enchanté de voir notre journal et de savoir que nous continuions. J’avais aussi, de lui, les nouvelles de ma famille.

28 janvier 1975

Après avoir déposé Mustafa à la maison vers dix-huit heures trente, je descendit en ville, laissai la moto auprès du gardien, près des cinémas Ritz et Rialto, puis me dirigeais vers la place Mohamed v en passant devant « La Chope ».

Je me sentais mal à l’aise. Pourquoi aller à ce rendez-vous ? Parce que Abdelali avait refusé de suivre les consignes de sécurités, c’est-à-dire de rester plus longtemps dans la clandestinité, jusqu’à ce que la tempête passa et que nous soyons sûrs qu’il ne courai pas de danger, nous avions décidé de geler sa situation. Mais en même temps, il avait été décidé que je resterais en contact avec lui, moi qui avais la responsabilité de la sécurité de camarades clandestins. Cette contradiction me sautait maintenant aux yeux.

La contradiction découlait en fait de ce que l’organisation ne se résignait pas à stopper ses relations avec les militants susceptibles de la mettre en danger au risque de se couper de sa base. Mais pour l’heure, je ne faisais pas d’analyse. Je m’inquiétais surtout du danger immédiat.

Mes pensées allèrent quand même ailleurs. Arrivé au boulevard Hassan II l’inquiétude me reprit. Je décidais de ne pas attendre en cas de retard. Je passais une première fois devant le cinéma Vox. Puis, je revins sur mes pas, jetai un regard à l’intérieur. Les regards d’un homme debout en haut des marches, l’attitude de deux autres, immobiles, à l’intérieur de l’entrée me mirent mal à l’aise et je m’en allai sur-le-champ.

A peine quelques dizaines de pas, mes pensées étaient ailleurs. Je venais juste de traverser la rue pour passer au milieu des arrêts de bus de la place Maréchal, face au panneau de la ligne numéro six, quand tout d’un coup quelqu’un me saisi par le bas de la veste et tirait en arrière tout en restant éloigné de ma portée. Moins de dix secondes plus tard plusieurs types se saisirent de moi, chacun par une jambe ou un bras, d’abord, puis me jetèrent par terre, sur le ventre me passèrent les menottes aux mains, derrière le dos. Des gens s’approchaient. Un agent de police en tenue, aussi. Un de mes ravisseurs le repoussa en lui présentant une carte.

On me remit sur pieds. Une main c’était saisit le col de ma veste et le passa par-dessus ma tête pour me cacher le visage. Je pouvais quand même voir qu’on me traînait vers la petite ruelle, toujours pleine de pisses, située entre les toilettes publiques et l’arrière du cinéma. Il y avait là leur fourgon que ma mémoire avait enregistré auparavant. Ils me fouillèrent de suite, surtout comme s’ils recherchaient une arme éventuelle et me firent monter à l’arrière d’une grosse voiture, genre américain. On me passa un bandeau sur les yeux et la voiture démarra. Les questions commencèrent à tomber tout de suite. « Comment t’appelles-tu ? Où se trouve Eddob ? Où est le Cerveau du mouvement estudiantin ?…». Même après avoir consulté ma carte d’identité ils supposaient qu’elle était falsifiée. Je recevais des coups de poing au visage ; et de temps en temps ils me collaient un canon de revolver sur la tempe pour appuyer leurs questions. Je ne savais qu’elle attitude adopter, et alternais entre celle de feindre ne pas comprendre et le mutisme total. J’écoutais aussi la voiture et tous les bruits extérieurs pour deviner où on m’emmenait. Mais c’était surtout une immense colère qui me dominait depuis qu’ils m’avaient maîtrisé : La sensation que je pénétrais dans un les ténèbres sans fin et la colère contre moi-même et contre nous. C’était évident que cela arriverait. Quelle connerie que d’aller à un rendez-vous avec un camarade dont nous craignions l’arrestation! Et ce n’était pas seulement une fois que j’allais le voir-chose qui aurait pût être justifiée et pour laquelle nous aurions put prendre le maximum de précaution- Non, malgré le danger, nos rencontres étaient devenues régulières, comme si de rien n’était. Juste pour rester pour le moment en contact permanent…Et puis quelle lâcheté de ma part. J’avais bien un peu plus de dix secondes pour me libérer du flic et fuir. J’aurai certainement réussi, surtout, et je m’en rappelle juste maintenant qu’il est trop tard, que je n’étais pas entré dans la zone sur laquelle ils devaient concentrer leur attention. Car j’avais oublié que lors de notre dernière rencontre A .H. et moi avions décidé de nous rencontrer en marchant sur le trottoir d’en face….Ce qui explique que l’un d’eux n’a pu me rattrapper que plus de cinquante mètres plus loin alors que j’allais déjà me mêler à la foule agglutinée très des arrêts de bus.. Non, je n’ai pas saisi l’occasion, je n’ai rien tenté, je me suis contenté de protesté énergiquement. Comme si j’acceptais cette fin.

Quelques minutes après, je réussis à voir la barrière, installée à l’entrée de « Derb Moulay Chrif », se lever pour laisser le passage à la voiture.

Ne pas trahir
la confiance des camarades
Dans le bureau, on m’assit sur une chaise. Je sentais la meute autour de moi. Le commissaire commença l’interrogatoire. Ce qui l’intéressait, au début, c’était Eddob (je compris quelques instant plus tard qu’il s’agissait de Mustafa Temsamani), et le local de l’organisation. Je niais, feignais ne pas comprendre. Quelqu’un rentra. Lui et le commissaire s’embrassèrent. En tout cas ils exprimerent joie de se revoir. Le nouveau venu, qui avait une voix très douce, presque sympathique, disait être arrivé le soir même de Paris et d’avoir fait du bon boulot. Le commissaire le félicita. L’interrogatoire reprit.
On me promena sur le visage et le cou, quelque chose qui dégageait du courant continu (Ce quelque chose me fit penser au petit parapluie du commissaire ). Et ce fut de nouveau des questions sur mon identité, mon domicile, ma profession, l’usage des clés que je portais sur moi.

Pour ce qui est de l’adresse je donnais celle de El Miter où habite (toujours) ma famille que j’avais quittée depuis huit mois, je prétendis travailler à l’O.N.C.F. et que les clés étaient celles des ateliers et de l’outillage dont je j’étais en charge. J’indiquais où j’avais garé la moto.

Maintenant c’était les menaces. Après, ce fut le tour de la falaqa, dans les deux positions privilégiées par Youssoufi Kaddor, car c’est bien de lui qu’il s’agissait.

Difficile de revivre de mémoire ces trente premières vécues à Derb Moulay Chérif. Durant la première nuit et au début de la seconde je les avais emmenés cinq fois soit vers une fausse adresse soit je leur disais, après les avoir fait tourné dans les rues, que je ne savais rien. Ce qu’ils n’admettaient pas.

Une fois je les ai menés à un immeuble de la rue de Provins, juste sur l’angle du boulevard Emile Zola. Ils m’ont laissé dans le fourgon, sont allés voir et sont revenus au bout de quelques minutes, me traitant de menteur et me laissant présager ce qu’aller être le retour. Je maintint que je ne mentais pas. Ils me firent sortir et je montais avec eux au premier. Là devant une porte je persistais dans mon mensonge. « Non, il n’y a que des bureaux ici, dit le commissaire, et au deuxième il n’y a qu’un couple d’européens ». A ce moment paru ce couple en haut des marches des escaliers. Ils regardaient. Le commissaire leur dit avec l’air de la conscience tranquille : « Excusez-nous du dérangement ». Je leur lançais à mon tour : « Ne croyez pas ce qu’ils vous ont raconté. Je suis un opposant politique. Ils me torturent pour me faire avouer des choses que j’ignore ». Le commissaire me collât à nouveau le canon de son pistolet sur la tempe et dit : « Et après ?! »

En montant dans le fourgon je me propulsais de toutes mes forces tête baissée crâne à l’avant contre la barre de fer qui se dressait à côté du siège du conducteur. Je ne me fis pas un grain de mal, mais je récoltai plusieurs coups de poing, avant qu’on me jeta parterre et qu’une chaussure écrasa mon visage tout le long du trajet.

Quand nous descendîmes, on me fit marcher comme chaque fois pieds nus sur le gravier qui s’incrustait dans mes blessures. Le policier à la voix douce qui s’essayait à être mon ami, mon conseiller se mit en colère. Je maintins que je ne mentais pas à propos de l’adresse d’où nous venions. Il me fallait gagner du temps. J’expliquais, que je ne connaissais pas de local de l’organisation et que Mouchtari m’avait dit qu’en cas d’arrestation il me suffirait de mener la police à cet endroit. L’organisation le saurait et donnerait l’alerte. Je mentais bien sûr. En guise de réaction un énorme coup à la nuque ébranla tout mon corps et résonna tout le long de ma colonne vertébrale. « Salaud, Fils de pute, même entre nos mains tu continue à obéir à Mouchtari ! ».

A l’approche du matin, ils refusèrent de me descendre de ma position. Je leur donnais des indications à propos d’une maison à Aïn Chock. Je devais me contenter d’attendre leur retour. Quand ils revinrent, ils étaient encore plus fous furieux que la fois précédente. Alors que l’un d’eux avait essayé d’introduire une de mes clés dans la serrure de la porte de la maison, ils ont été prit pour des voleurs par un groupe de noctambules du quartier, dont l’un d’eux habitait la maison avec sa mère. Je maintint que cette femme était la petite amie de Temsamani. Ce fut à nouveau des coups de poing, et de suite « l’avion » : « Tu nous prends pour des cons. La vieille a plus de quatre-vingt ans ! ».

Ils me posèrent des questions sur ma famille, voulaient avoir les prénoms de tous. Je compris qu’ils avaient arrêté Mohamed Chaânoune. Lui, Bouchaïb et moi étions des amis d’enfance et habitions la même maison. Chacun à un étage. Leurs parents étaient nos locataires. Quand nous avions acheté la Suzuki, j’avais donné son adresse, qu’ils avaient retrouvée sur les papiers de la moto. Je ne me sentis pas fier de l’avoir fourvoyé dans cette situation.

Quand c’était la position dîtes de « l’avion », une douleur insoutenable transperçait le creux de ma colonne vertébrale. J’essayais de faire marcher mes dorsaux pour la soutenir. Mais ils appuyaient de leurs mains sur mon dos ou alors glissaient une chaise entre lui et la grosse tige qui me suspendait en l’air afin que je ne puisse pas redresser mon corps.

Quand c’était « la perruche », ma poitrine était écrasée par mes jambes et mes genoux. J’avalais de l’eau, le chiffon m’étouffait. Mes poumons vont éclater…

Et sa se répétait inlassablement. L’un d’eux écrasait ses cigarettes sur mon ventre. Même pas dans le but de faire mal. Non juste une manie, comme si j’étais le cendrier.

Suspendu en l’air, je pissai pour me soulager. Je ne croyais pas qu’ils allaient avoir l’amabilité de me libérer un instant et me guider jusqu’aux toilettes.

Au retour d’une de ces sorties et alors que le fourgon roulait sur le boulevard de La Grande Ceinture J’aperçut les lumière aux fenêtres des maisons. Je pensais : Les gens dorment ou s’apprêtent à dormir. Ce soir ce n’est pour personne la bataille de stalingrad. Ce n’est pas non plus Dien Bien Phu. Il n’y a que nous face à cette machine infernale. Je suis dans l’organisation depuis un peu plus de trois ans. Les séries d’arrestation successives amenuisent notre organisation. Il ne reste plus beaucoup de monde. Les relations plus ou moins engagées, les comités que nous avions à l’O.N.E. à l’O.N.C.F. les militants des ressorts Guillote, de la S.EV.A.M.des Chantiers Navals et des tas d’autre…Il n’y avait plus rien de tout cela. Dans mon cas le Secrétariat avait jugé plus utile que je m’occupe d’activités internes, que je quitte le travail, puis plus tard que je quitte la famille. Pourquoi ne pas en avoir parler ? Si, nous en parlions de façon informelle, avant l’ouverture des réunions ou en aparté. Mais il ne suffisait pas de poser des problèmes, il fallait répondre à tous les problèmes et les plus urgents étaient d’assurer la continuité de notre organisation, de répondre aux dangers, en attendant des temps meilleurs.

Qui, de ces personnes qui s’apprêtent à aller dormir, imagine ou se soucie de la bataille que je livre ce soir ?

Les derniers trois mois de ma vie en liberté me frappent de plein fouet. J’étais devenu finalement un auxiliaire chargé de louer des locaux, approvisionner et assurer le transport d’autres camarades. Fasse Dieu que je puisse encore les protéger d’ici!

Les Flics ne cherchent plus que Temsamani, et une planque. Non, ils veulent tout le monde. Mouchtari, Fakihani, Essafi, Mansouri, Laârich, Aït Ben Nasser. « Tu es Antar AbdelKader ! ». Je pense : c’est peut être A.H. qui leur a raconté cette histoire.

Arrêté en 1972 et torturé à mon sujet Abdellah Mansouri avait donné le nom de quelqu’un qui venait juste de quitter le Maroc. Ainsi J’avais été condamné par contumace au procès de 1973 sous le nom d’Antar.

Je nie. La torture continue. Ils apportent d’autres informations pour me convaincre qu’ils savent tout.

La torture ne fait pas si mal physiquement. Ma mémoire me mène à une vitesse vertigineuse à travers notre expérience. Elle me rappelle tas de chose et m’empêche de me concentrer sur la torture. Sur les tactiques de l’ennemi.

Je parle, j’avoue tout ce qui n’est pas information concrète susceptible d’amener une arrestation immédiate. Les flics reviennent aux clés. Ils veulent savoir quelles portes elles ouvrent. J’essaie de gagner du temps, je pleure, je jure que c’est la dernière fois que je mentirais, que je ne peux pas leur donner d’adresses car je ne les ai jamais relevées, que je pourrais les conduire…

A certains moment je suis content de moi. Ils semblent perdre les pédales. Peut être craignent-ils de ne pouvoir faire plus. Ou bien parce que le temps passe. Ou encore que je ne suis pas tellement important pour pouvoir les renseigner. Car, au point ou j’en été, je n’avais presque rien dit. J’avais brodé, la vérité elle-même, sur les informations qu’ils me promulguaient eux même.

Je comprends qu’ils se sont éloignés et parfois sortis pour discuter. Ils savent que ce n’est pas la torture qui peut les faire gagner, celle-ci n’est qu’un catalyseur, il leur faut montrer qu’ils sont les plus forts, convaincre qu’ils savent tout par d’autres sources, convaincre que de toute façon leurs méthodes sont plus rationnelles que les notre.

Ils reviennent. Leur méthode change. Je suis toujours en l’air, ils discutent avec moi, seulement, ils posent des questions presque banales, mais l’insulte est gratuite. Je ne sais pas où ils veulent en venir, je m’énerve et leur crie d’aller se faire foutre, que je sais tout et que je les défie de me faire avouer… « Ah, oui! Et bien on va voir ! » me réponds le commissaire.

Tout cela ne s’est pas passé d’un seul coup mais par étape. Et à chaque fois nous revenions à la case de départ. Mon esprit était déchiré entre la douleur, les dires et les questions et l’omniprésence de l’organisation. Et ce n’est qu’au cours de quelques instant de lucidité que j’arrivais à me faire une idée de leurs tactiques et étudier les miennes.

Quand je me taisais que je forçais mon esprit à ne plus les entendre, ne plus penser à quoi que se soit surtout pas à l’organisation, et me concentrer sur les centres de la douleur physique, j’avais l’impression de me fondre dans cette dernière. Elle devenait une sensation générale de tout mon être. Elle était là mais ne faisait plus mal. C’était tout le contraire de ce qu’on lisait dans notre livret « Comment affronter la torture ? ».

Je l’ai peut être compris trop tard, et je n’arrivais pas à me soustraire longtemps aux sollicitations de mon esprit sur le passé et l’avenir de notre mouvement.

Des moments, je pensais :

« Je n’ai pas assez de haine contre eux pour les vaincre. Je serais un fellah qui aurait si longtemps souffert des bastonnades des gendarmes, j’ai trouvé en moi tout un cumul de désir de revanche de quoi les affronter. Mais ce n’est pas le cas. Et je n’aurai pas dû être à un si haut niveau de responsabilité dans Ilal Amam. Elle répondait à mes désirs. Mais j’ai toujours été incapable de soulever les problèmes que je ressentais. Déjà après les arrestations de 1972 alors qu’il ne restait plus en activité que trois camarades du Secrétariat plus moi, les autres étant en état d’arrestation, d’autres étant partis définitivement ou encore qui avait dit qu’ils ne pouvaient assurer un poste de responsabilité nationale, je m’étais senti bien mal à l’aise. Mais face à la répression j’essayais de me convaincre que si les quatre camarades du secrétariat assumaient leurs responsabilités, ce n’était pas le moment de leur faire tomber le moral ».

Je pensais aussi aux films « Ali la Pointe » et « Hassan Terro », je ne sais plus lequel. Résister vingt-quatre heures. Mustafa doit avoir déjà compris, puisque je ne suis pas revenu passer la nuit. Et si je tiens deux jours, les autres aussi vont comprendre…

Quand je me sentais vaincu, Une immense force de refus s’élevait en moi et me combattait. L’honneur. Impossible de dénoncer mes camarades, ne serait-ce que pour une question d’honneur. Ils sont entrain de dormir. Ils ont confiance en moi…

Quand le jour se lève, les policiers s’en vont. Les gardiens me descendent de mon perchoir, mais je suis toujours ligoté, les bras autour des jambes et la longue barre toujours enfoncée entre la face des coudes et l’arrière des genoux. Parterre, je suis très fatigué, je me laisse aller, mon corps penche mais le gardien appui avec force sur le bras de fer. Ca fait si mal dans l’esprit. Ils ne veulent pas que je dorme.

La porte s’ouvre et un faible lumière pénètre dans la chambre. Le sol s’éclaire devant moi, mais pas pour très longtemps car on referme. « Tiens mange ».Le gardien me libère et avance un plat, que je ne vois presque pas, devant moi. Mes bras, mes mains sont ankylosées. Sur insistance du gardien je mets ma main dans le plat. J’ai perdu le sens du toucher. Je tâte et je prends quelque chose que je mets à la bouche. J’avale presque. Je ne sais pas ce que c’est. Je n’ai pas envie de continuer. Je glisse une main vers la plante de mes pieds. On dirait des pastèques bien mûres qui viennent d’éclater ou alors comme on les voit chez les marchands quand ils y enfoncent un couteau pour faire une entaille et vous la présente pour montrer qu’elle est bien mûre.

Les séances de torture avaient repris en fin d’après-midi.
Il était environ minuit passée ce mardi 29 janvier, quand j’entendis la voix de Mustafa. C’était comme si je venais de me poignarder. Le policier à la voix douce entra dans le bureau où on m’avait mis sur un lit de camp et me dit : « Félicitations, Abdellah. Cette fois tu as été correcte. Je me refusais à écouter et le policier et Mustafa. Mes pensées fuyaient vers des souvenirs d’enfance. Tout mon corps était pris de fièvre.
Vingt-quatre autres heures plus tard (c.a.d. mercredi 30) je leur donnais les adresses des deux autres maisons sous la seule pression des menaces.
Seuls les camarades du secrétariat avaient quitté les lieux. Mouchtari avait laissé un rendez-vous pour moi. Je n’ai jamais autant aimé Abbés que cette nuit là. L’organisation ne tombait pas totalement par ma faute.

Jeudi 31 janvier, les flics reviennent me harceler pour le rendez-vous de Mouchtari et
des autres qui étaient inscrits sur mon agenda. Il s’agissait de Hammadi Essafi, Hassan El Bou (Le rendez-vous de l’orange, car c’était notre signe de reconnaissance lors de notre toute première rencontre) – Hassan assurait la liaison pour le compte du comité du journal basé à Fès – et si je me rappelle bien de l’un ou l’autre de Abdellah Mansouri ou Azzouz Laârich. Sauf pour le cas de mansouri, j’ignorais les noms de tous les camarades.

Samedi matin, le commissaire entre et me crie : « Tu t’es moqué de nous ! A tous les rendez-vous, il n’y avait personne». Je me sentis plus libre et répondis : « Oui ! Et je le ferais chaque fois que se sera possible. Maintenant, je n’ai plus un seul rendez-vous, vous pouvez faire de moi ce que vous voulez ».

Source : Blog d’Abdallah Zaazaa, Novembre 1974 – janvier 1975C

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