Tunisie : Quels défis attendent le nouveau président Kaïs Saïed ? Analyse.

Par Camille Dubruelh

En quelques semaines, les Tunisiens ont élu leur président ainsi que les membres de l’Assemblée des représentants du peuple. Les citoyens, qui attendent désormais la formation de la nouvelle équipe gouvernemental, placent leurs espoirs dans les dirigeants qui auront comme mission de sortir le pays de la crise. Focus.

Neuf ans après la révolution, les Tunisiens ont ouvert une nouvelle page de leur histoire. Le 13 décembre, ils ont élu leur nouveau président. Kaïs Saïed, universitaire conservateur jusqu’alors méconnu du public, a été choisi par une très large majorité des citoyens. Les mêmes qui se sont largement désintéressés des législatives du 6 octobre, intervenues entre les deux tours de la présidentielle.

Ce scrutin s’est joué en premier lieu sur des questions économiques, alors que le pays est toujours embourbé dans une grave crise. Mais quelle est la marge de manoeuvre du nouveau président ? Pourra-t-il composer avec les partis politiques qui composeront la nouvelle Assemblée ? Vers quelle ligne économique se dirige à présent le pays ? Pour répondre à ces questions, Ecomnews Med a interrogé Mohamed Kerrou, professeur de sciences politiques à la Faculté de Droit et des Sciences Politiques de l’Université de Tunis El-Manar. Analyse.

Ecomnews Med : Kaïs Saïed a obtenu plus de 72% des voix. Comment expliquer un tel plébiscite ?

Mohamed Kerrou : La première raison qui a poussé le peuple à voter pour Kaïs Saïed, c’est parce qu’il est un modèle de l’anti-corruption. Il a été élu pour ses « mains propres » et son antipartisme. Face à lui, un magnat des médias qui, dans l’imaginaire collectif, est lié à des malversations. C’est donc un vote contre la corruption et contre l’establishment politico-médiatique. Mais ceci est tout de même à nuancer. En effet, nous ne pouvons pas parler de la fin des partis car Kaïs Saïed a aussi été élu par les partis, Ennahdha, Tahya Tounes, le courant démocratique. Ce dernier est par ailleurs arrivé en tête aux législatives et reste le parti hégémonique.

Une chose à noter, c’est que ce personnage atypique, cet outsider, incarne d’une part la voix des sans voix, de tous les démunis, les classes pauvres. Mais d’un autre côté, beaucoup de personnes instruites, et notamment des jeunes diplômés, ont voté pour lui. Saïed a su attirer toutes les catégories, il est l’exemple de la probité et des valeurs morales, alors que Karoui incarne le côté mafieux.

Le président s’affiche comme ouvertement conservateur. Est-ce que les questions sociétales ont joué dans ce scrutin ?

En Tunisie, les questions sociétales, et c’est une spécificité des révolutions, sont imbriquées dans la notion de dignité et de la morale. Mais nous ne parlons pas ici de dignité individuelle, mais collective… La dignité nationale si l’on peut dire, le sentiment de se sentir reconnu, fier d’appartenir à la communauté. C’est cela qui a compté dans cette élection, une éthique politique.

Les Tunisiens ont d’avantage voté lors de la présidentielle que pour les législatives. Est-ce contradictoire, sachant que l’Assemblée et le gouvernement disposent d’une plus grande marge de manoeuvre ?

Il y a eu un déplacement symbolique des masses, une « rationalité » émotionnelle mais aussi un vote de ressentiment. Les Tunisiens investissent dans la présidence comme si elle était le centre du pouvoir. En instaurant un régime semi-parlementaire, les juristes ont changé le texte mais la réalité est tout autre. Dans notre imaginaire historique, et depuis des siècles, le pouvoir est celui d’un seul. Les masses ont besoin d’un chef et nous pouvons dire que, dans ce cas, elles ont « inventé » Kaïs Saïed. Elles sont allées le chercher parce qu’il se prêtait bien au rôle de chef par son attitude et sa rigidité.

Par ailleurs, les Tunisiens, et notamment les jeunes, ont beaucoup souffert de ce qui a été perçu comme la « contre-révolution » de Béji Caïd Essebsi.

Le système politique tunisien est aujourd’hui parlementaire. Quel rôle pourra avoir le président dans ce contexte ?

Au niveau de l’attitude, il assumera ce rôle de chef. Mais dans la réalité il ne peut rien faire pour résoudre ce pourquoi il a été investit, je parle ici des problèmes de chômage et d’inégalités économiques. Dans les textes, ses compétences sont très limitées. Les citoyens auraient dû investir dans les législatives. Mais il y a eu un tel émiettement, plus de 50 listes dans certaines circonscriptions, que les électeurs, en particulier ceux qui n’ont pas fait d’études, étaient découragés. D’autant que les partis étaient déconsidérés, sauf Ennahdha, qui conserve son propre électorat.

Quels seront les premiers chantiers du nouveau président ?

Une réforme importante qu’il peut faire passer, c’est le Conseil constitutionnel. Ensuite, la décentralisation, qui est au coeur même de son programme. Pour cela, il n’a même pas besoin de modifier la Constitution, seulement de l’appliquer. Cela devrait donc être sa première oeuvre politique, le pouvoir local. Mais Saïed a parlé d’élus révocables, ce qui me paraît dangereux, notamment dans un contexte où les caisses de l’Etat sont vides, tout comme celles de certaines sociétés publiques.

A quelle alliance peut-on s’attendre dans le futur gouvernement ?

Le pouvoir appartient au chef du gouvernement et la priorité aujourd’hui est de mettre en place une alliance au sein de l’Assemblée des Représentants du peuple afin de pouvoir gouverner. Pour l’instant, les tractations se poursuivent suite aux législatives. La personnalité choisie pourrait venir d’Ennahda, par exemple Zyed Laadhari, ou d’un autre parti, rien n’est exclu. L’une des options pour le parti vainqueur serait d’appeler une personnalité indépendante et compétente comme Fadhel Abdelkefi. Quant à Youssef Chahed, il pourrait devenir ministre des Affaires étrangères.

La question est de savoir : verra-t-on une alliance entre les forces islamo-populistes, un « retour de la révolution », ou réussiront-ils à travailler avec les sécularistes ? Ennahdha a tendu la main à Qalb Tounes, le parti de Karoui, mais celui-ci refuse pour le moment. Cela dit, dans le cadre d’une telle alliance, il n’y aurait plus d’opposition et cela risquerait de donner lieu à un consensus mou où aucune réforme ne peut être adoptée au parlement.

Vers quel politique économique la Tunisie se dirige-t-elle ?

La Tunisie va continuer de suivre la ligne du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. La priorité est de débloquer les tranches d’aides internationales. Mais Ennahdha n’a pas les compétences techniques pour travailler dans ce sens et négocier avec ces institutions. C’est pour cela qu’il devrait avoir recours à des personnalités comme Youssef Chahed. L’ancien chef du gouvernement connaît déjà les mécanismes du FMI et de la Banque mondiale. Une chose est sûre, la politique économique actuelle va se poursuivre. Ce qui risque donc de se passer maintenant, c’est le désenchantement pour le peuple. Mais restons optimistes, ce qui se déroule aujourd’hui est une seconde étape, celle de la révolution légale, la poursuite de celle de 2011, encore inachevée.

Source : Ecomnewsmed, 18 oct 2019

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