« Hirak » en Algérie : Entre réalité et manipulations!

Par Mehdi Taje*

Les événements en cours en Algérie, inédits du fait de leur ampleur, sont appelés à dessiner les contours de l’Algérie de demain et à reconfigurer les scènes maghrébine, méditerranéenne et sahélienne. Une fine compréhension des dynamiques à l’œuvre s’impose afin de ne pas se laisser abuser par l’intensité du flux d’informations et l’accélération continue des évènements révélant une véritable rupture dans le cours de l’histoire de l’Algérie et de la région. Nul doute qu’il y aura un avant et un après le 22 février 2019. Les contours de cet après s’esquissent progressivement sous nos yeux avec leur part d’ombre et de lumière, de réalité et de manipulation, de jeu complexe des acteurs internes et externes, etc. La forte volatilité et l’incertitude croissante déroutent analystes et stratégistes, y compris les plus aguerris. Néanmoins, un regard géopolitique permettant de prendre de la hauteur et de remettre en perspective les événements et les enjeux s’impose plus que jamais.

Contexte Géopolitique en effervescence et retour des logiques de puissance : l’Algérie n’y échappe pas !

Le monde d’aujourd’hui est caractérisé par une nouvelle fluidité bousculant l’ensemble des repères traditionnels. Loin de la fin de l’Histoire prônée par Fukuyama, nous assistons à une accélération de l’histoire. Ce monde en transition est marqué par une instabilité et une imprévisibilité accrue générant des risques de conflits et d’escalade élevés1. La mondialisation, de plus en plus contestée, a fait voler en éclat les « amortisseurs de chocs » qui permettaient une certaine régulation du monde. Nous subissons de plein fouet une évolution stratégique majeure : le dérèglement du système international avec l’apparition d’ordres ou de désordres alternatifs.Dans ce contexte, nous assistons à un retour des logiques de puissance avec exacerbation des rivalités entre les puissances occidentales visant à maintenir les Etats-Unis en tant que moteur de la transformation du monde à leur image suivant le concept de « destinée manifeste » et les forces émergentes œuvrant à l’avènement d’un monde multipolaire (Chine, Russie, Inde, Iran, Venezuela, etc.). La future structuration des forces au sein du triangle stratégique composé par les Etats-Unis, la Chine et la Russie dessinera le monde de demain encore en gestation.L’Algérie et d’autres pays à l’instar du Venezuela se retrouve au cœur de cette lutte de puissance. Les risques de conflits sont de plus en plus importants, nous le voyons un peu partout le long des lignes de friction entre ces pôles : Afrique, plus précisément Sahel et Maghreb, Ukraine, Moyen-Orient, Asie du Sud-Est, péninsule coréenne, mer de Chine du sud, etc. De nouvelles puissances de rang international et des puissances dites de second rang ou régionales s’affirment de manière décomplexée et aspirent à retrouver leur place, leur influence et à relativiser l’empreinte géopolitique américaine et plus globalement occidentale.

Parallèlement, le Brexit, l’élection du Président Donald Trump aux Etats-Unis, la montée des extrêmes droites, notamment en Europe, etc. révèlent une nouvelle tectonique des plaques et une remise en cause du modèle dominant : la mondialisation. L’individu, dilué et ayant perdu ses repères, aspire à retrouver les fondements de son identité. Le rejet de « l’Autre » n’est que la manifestation de la résurgence de cette quête et du retour en force de l’identitaire. Dans ce contexte, la globalisation, bousculée et remise en cause, se grippe et piétine. « La fin de l’histoire » fait place à un retour en force de l’histoire, de la géographie, de l’Homme, bref de la géopolitique du local. Ainsi, le système-monde, notamment l’universalisme occidental, est confronté à une crise de la démocratie avec une révolte des peuples profonds contre les systèmes profonds.

Cette globalisation a en effet suscité un système profond propre, hors sol, déterritorialisé, transversal, puissant qui s’est affranchi des règles et des projets collectifs, nationaux pour promouvoir ce qui unit entre eux de multiples acteurs transversaux, le pouvoir et l’argent. Ce système, du fait de sa structure et de sa finalité n’a pas hésité à composer avec les systèmes mafieux et les organisations criminelles.En réaction, les peuples exercent une pression sur leurs gouvernants afin que leur soit accordée une priorité croissante dans la conduite des affaires de la « cité ». Les dirigeants se retrouvent sommés de prendre parti pour les peuples profonds contre les systèmes qui transgressaient leurs intérêts. Cette dynamique géopolitique de fond participe à l’explication du phénomène des « gilets jaunes » en France et à la révolte du peuple algérien réclamant non plus simplement le départ du président Bouteflika mais le démantèlement de l’ensemble du système algérien hérité de la guerre de libération et l’avènement d’une seconde République.Ainsi, s’ils ne sont pas associés au processus décisionnel, les peuples profonds sont disposés à « renverser la table » et à déclencher ce que certains analystes ont qualifié de « guerre civile mondiale ».

Dans ce « monde rétréci », une secousse, même lointaine, ne peut plus être ignorée par les autorités tunisiennes. Que dire d’un tremblement de terre à l’instar d’une déstabilisation de l’Algérie à notre frontière Ouest conjuguée au chaos libyen à notre frontière Est ? Partons d’un postulat : la stabilité de la Tunisie et la pérennité du processus démocratique tunisien sont étroitement corrélés à la stabilité de l’Algérie : « les événements en cours en Algérie représentent une question de vie ou de mort non pas simplement pour le peuple algérien frère et l’Algérie mais pour le peuple tunisien et la Tunisie plus globalement ».

La bataille est engagée….

Les Etats-Unis ont opéré un redéploiement géopolitique sur l’espace eurasiatique et se heurtent de plein fouet aux puissances continentales russe et chinoise qui, pour leur part, renforcent significativement l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), l’Union Eurasiatique et le projet titanesque des nouvelles routes de la Soie chinoises, dit BRI (Belt and Road Initiative). Le renforcement de la présence militaire américaine en Afghanistan rompant avec une promesse de campagne du président américain Trump et la doctrine Obama témoigne de la volonté de peser sur les périphéries russes et chinoises en reprenant pied au cœur de l’Eurasie. Elle révèle également le poids des inerties américaines portées par des Think Tanks et l’establishment washingtonien auquel s’est heurté le président américain. Il en est de même quant au rapprochement avec la Russie initialement érigé en pilier lors de sa campagne. S’appuyant sur les réflexions d’Henry Kissinger, la manœuvre subtile consistait à entraver le rapprochement entre Pékin et Moscou en orientant le balancier russe vers l’Europe. Menacé d’impeachment, le président Trump a dû se résigner à demeurer dans la logique d’une double antagonisation. Par voie de conséquence, en dépit d’une méfiance réciproque prenant racine dans le temps long de l’histoire, l’arrogance occidentale a précipité le balancier stratégique russe vers Pékin. Apaisement aux frontières, renforcement de la coopération militaire avec multiplication de manœuvres militaires communes, notamment en mer Méditerranée et en mer Baltique, signature d’accords économiques (principalement dans le domaine énergétique), imbrication plus nette de leurs projets régionaux (routes de la soie, Union Eurasiatique, projets de train à grande vitesse reliant Pékin à Moscou, etc.) constituent autant de marqueurs du tropisme de Moscou pour Pékin : le basculement de la Russie vers l’Est est amorcé.

Aujourd’hui, conscients de la véritable menace, les Etats-Unis mettent en place une stratégie destinée à contenir, voire briser la montée en puissance de la Chine, jugée l’adversaire prioritaire à l’horizon de deux ou trois décennies.Lors du XIXème congrès du PCC, Xi Jinping rompt avec la prudence coutumière chinoise, trace des lignes rouges et fixe une orientation : la Chine doit se hisser au premier rang mondial à l’horizon 2049, année du centenaire de la RPC.C’est une gouvernance alternative à l’universalisme occidental que la Chine entend développer et proposer au monde.

Or, selon les stratèges américains, si la Chine se hisse au tout premier rang des puissances, par la combinaison de sa croissance économique et de son indépendance géopolitique et militaire, tout en conservant son modèle confucéen à l’abri des manœuvres subversives occidentales, alors la suprématie des Etats-Unis sera décisivement affaiblie. Dans ce contexte, la guerre humanitaire (ingérence humanitaire puis responsabilité de protéger), les futures pressions environnementales et la guerre contre le terrorisme islamiste constituent les nouveaux axes d’intervention servant à masquer les buts réels de la grande guerre eurasiatique : « la Chine comme cible, la Russie comme condition pour emporter la bataille ». En effet, suivant la logique d’un billard à trois bandes, la Chine comme cible car elle seule est en mesure de dépasser l’Amérique dans l’ordre de la puissance matérielle (économique et militaire) à l’horizon de trente ans. La Russie comme condition car de son orientation stratégique découlera largement l’organisation du monde de demain : unipolaire ou multipolaire.

La montée des tensions en Europe de l’Est, au Moyen-Orient, en Asie Centrale, en Asie du Sud-Est et en Afrique, c’est-à-dire le long des lignes de frictions séparant les sphères d’influence de ces trois pôles de puissance, révèle que la bataille est engagée. Plus précisément, cette rivalité de puissance a pour objet le contrôle de ce que le célèbre géopoliticien américain John Spykman avait qualifié de Rimland, c’est-à-dire les rivages du continent eurasiatique. La thèse formulée dans l’ouvrage « The Geography of the Peace » en 1944 est résumée par la formule suivante : « qui contrôle le Rimland domine l’Eurasie. Qui domine l’Eurasie contrôle les destinées du monde ».

Suivant la pensée développée conjointement avec M. Kais Daly, ce Rimland pourrait être subdivisé en deux espaces : l’Inner Rimland classique : Europe, Asie centrale et Chine et un Outer Rimland allant du Maroc aux Philippines permettant la prise à revers de l’Inner Rimland. Dans la même optique du jeu de Go s’inscrivant dans le temps long, Pékin, en renforçant sa présence via le projet BRI au Maroc, en Algérie, en Egypte (donc en Afrique du Nord et au Maghreb) et en Afrique de l’Est, aspirerait à consolider son influence sur l’Outer Rimland.

Ainsi, la bataille est engagée non seulement le long du Rimland classique mais également au sein de l’Outer Rimland reliant l’Afrique du Nord, le Sahel africain, l’Afrique de l’Est aux Philippines. Le renforcement significatif des positions chinoises et russes au sein de ces espaces exacerbent la nervosité des Etats-Unis et de certaines puissances occidentales aspirant à entraver cette manœuvre stratégique. A leur tour, ces puissances entament des manœuvres classiques d’influence, d’encerclement et de contre-encerclement afin de contrer les manœuvres de ces puissances rivales, voire les évincer de ces espaces hautement stratégiques. Sur cet échiquier, l’Algérie constitue une pièce maîtresse.

En effet, Moscou et Pékin pourraient amorcer une manœuvre stratégique d’ordre tactique obéissant à une répartition des rôles combinant investissements économiques, infrastructures et bases militaires constituant un bloc Afrique de l’Est (base de Djibouti, Chine ; Somaliland Russie), RCA, Tchad, Soudan du Nord (Russie), Egypte (bases russes) et Cyrénaïque en Libye s’étendant au Burkina Faso opposé à un bloc sous influence occidentale à l’ouest (Mauritanie, Mali, Niger, Tripolitaine libyenne, Burkina Faso, etc.). La partition de la Libye serait actée. Dès lors, l’Algérie constituel’enjeu de taille à la charnière de ces deux blocs brisant en deux l’Afrique du Nord et balkanisant le Sahel africain.

Le paradigme dominant de la géopolitique mondiale : la fragmentation d’Etats pivots

Thomas Barnett, disciple de l’Amiral Arthur Cebrowski, affirmait dès 2003 que pour maintenir leur hégémonie sur le monde, les États-Unis devaient « faire leur part du feu », c’est-à-dire le diviser en deux. D’un côté, des États stables ou « integrated states »(les membres du G8 et leurs alliés) et de l’autre le reste du monde considéré comme un simple réservoir de ressources naturelles. À la différence de ses prédécesseurs, il ne considérait plus l’accès à ces ressources comme vital pour Washington, mais prétendait qu’elles ne seraient accessibles aux États stables et rivaux qu’en passant par les services des armées états-uniennes. Dès lors, il convenait de détruire systématiquement toutes les structures étatiques dans ce réservoir de ressources, de sorte que personne ne puisse un jour ni s’opposer à la volonté de Washington, ni traiter directement avec des États stables.

C’est un bouleversement profond de la pensée stratégique américaine trouvant son application et sa mise en œuvre depuis la Somalie, l’Afghanistan en 2001 en passant par l’Irak, la Libye, la Syrie, le Yémen et le Venezuela aujourd’hui. Il semble que l’opération s’étend désormais à l’Algérie en dépit de la tentative de rapprochement opérée par les autorités algériennes avec les Majors américaines et autres.Probablement trop tardivement, l’Algérie sauvegardant une indépendance et autonomie stratégique lui étant préjudiciable au regard de ces centres de décision principalement américains : rapprochement notable avec la Russie, la Chine dans le cadre du projet BRI, l’Iran, condamnation de l’opération visant à démanteler l’Etat syrien, refus d’intégrer la coalition contre le Yémen et l’Alliance Stratégique au Moyen-Orient tournée contre l’Iran (OTAN arabe) , position à l’égard du dossier palestinien et l’enjeu de Jérusalem, réimplantation d’Israël sur son flanc sud, notamment au Tchad et au Mali, etc. Autant de postures diplomatiques et militaires traduisant une autonomie stratégique inconciliable avec les objectifs poursuivis par les tenants de la théorie de Barnett. Dès lors, il convient de briser les structures étatiques algériennes afin d’en prendre le contrôle et d’opérer à terme des deals avec les puissances rivales, notamment russe et chinoise.En effet, suivant la pensée de Barnett, il convient de se resituer dans une néo conférence de Berlin avec des deals et des partages entre grandes puissances de zones abritant des ressources stratégiques dans le cadre d’émiettement et de fragmentation d’Etats et de régions.A l’échelle du Maghreb, la Libye illustre parfaitement depuis huit ans cet état de fait.

C’est dans ce contexte stratégique complexe, volatile et en constante évolution qu’il convient d’analyser les événements en cours en Algérie appelés à marquer une rupture majeure dans le cours de l’histoire de ce pays, pivot du Maghreb central et de son flanc sud sahélien. Il convient d’ajouter à cette analyse géopolitique des enjeux énergétiques avec prise de contrôle de ressources stratégiques aux dépens de la puissance rivale.Certes, l’Algérie, selon les projections de l’AIE, voit ses réserves pétrolières et gazières diminuer mais c’est sans tenir compte des considérables réserves en gaz et pétrole de schiste l’érigeant, à ce stade des prospections, au troisième rang mondial derrière la Chine et l’Argentine. La carte ci-dessous en constitue une illustration flagrante révélant l’ampleur des roches mères en Libye et en Algérie.

D’ores et déjà, ExxonMobil, BP et d’autres Majors tentent, via une révision de la loi et des négociations avec la Sonatrach, de se positionner sur la scène algérienne et de peser sur les futures orientations algériennes en matière d’exploitation de ces ressources face à un retour en force de la Russie en Méditerranée et en Algérie et surtout face à l’ancrage de la puissance chinoise. En effet, la manœuvre initiée au Moyen-Orient visant, via la guerre des oléoducs et gazoducs, à contourner les pipelines russes quant à l’approvisionnement de l’Europe s’étend au Maghreb. Ce fut le cas avec la Libye et il semble que la manœuvre englobe désormais l’Algérie afin d’entraver tout rapprochement avec la Russie et la Chine et mieux contrôler l’approvisionnement en gaz de l’Europe depuis son flanc sud en court-circuitant la Russie.

Pistes de compréhension de l’effervescence en cours en Algérie

Le Hirak initié le 22 février 2019 marquera certainement l’histoire contemporaine de l’Algérie. Rupture dans le cours de l’histoire algérienne post-indépendance, des millions d’Algériens défilent pacifiquement et en symbiose depuis six semaines dans la capitale et les grandes villes de l’ensemble du pays pour initialement réclamer le retrait de la candidature du président Bouteflika pour un cinquième mandat, puis le refus de la feuille de route proposée par ce dernier le 11 mars 2019 et complétée par une lettre le 18 mars 2019. De plus en plus nombreux dans les rues,les Algériens ne cèdent pas et ne se laissent pas abuser par les manœuvres d’un système aux abois aspirant à assurer sa survie face à un mouvement de contestation qu’il a sous-estimé, voire pas vu venir. La demande scandée via différents slogans est sans aucune ambiguïté : le système dans son ensemble doit partir et non simplement le président Bouteflika.Nous basculons ainsi dans une situation où le système algérien hérité de la lutte d’indépendance et ayant durant des décennies détourné la rente pétrolière et gazière du pays tout en achetant la paix sociale se retrouve confronté à un sursaut massif du peuple profond exigeant son départ.

Dans le cadre d’un article écrit en novembre 2017 dans les colonnes de Businessnews, l’auteur de ces lignes soulignaient : « À l’intérieur de l’État algérien existent des centres de décision aux stratégies divergentes qui mènent une lutte interne pour le pouvoir, le contrôle des richesses nationales et des trafics illégaux. A la mort du président Boumediene en décembre 1978, un groupe d’officiers attachés à fixer le centre réel du pouvoir algérien en retrait du gouvernement officiel, s’est attelé à mettre en place une hiérarchie parallèle, donnant naissance à une junte dont les excès ont engendré pour un temps une faillite économique, sociale et politique du pays. « Le champ des manœuvres est d’autant plus ouvert et complexe que, contrairement à une idée répandue, le Haut Commandement de l’armée algérienne n’est pas monolithique. Il existe une multitude de clans rivaux en fonction de l’origine régionale, des écoles de formation, de leurs connivences extérieures et des secteurs de l’économie qu’ils contrôlent. Et tout cela constitue une espèce de société féodale où le pouvoir de chacun est évalué à l’aune de sa capacité à protéger et enrichir les siens ainsi qu’à diminuer le pouvoir et la richesse des autres. Il est évident que, pour certains, tous les coups sont permis »3 (….) « L’Algérie se sait visée4, à moins d’écarter l’Occident du sillage des islamistes politiques et de le recentrer sur la guerre contre le terrorisme international. C’est chose faite. A travers son implication croissante dans les négociations régionales, notamment les crises maliennes et libyennes et sa volonté de sécuriser ses frontières, notamment avec la Libye et la Tunisie, l’Algérie se positionne à nouveau en puissance régionale incontournable dans la lutte contre le terrorisme et l’insécurité régionale s’immunisant momentanément d’une déstabilisation s’inscrivant dans la logique des printemps arabes.Néanmoins, cette tactique algérienne consistant à se poser en allié des puissances occidentales dans la lutte contre le terrorisme est précaire : elle ne saurait prémunir durablement Alger des visées occidentales (…) De nombreux Algériens soutiennent avec insistance la thèse du ciblage du régime algérien en se prévalant de l’expansion irrésistible des révolutions du « printemps arabe » et des pressions qui l’assaillent de toute part : à l’Est, les révolutions tunisienne et libyenne (risque terroriste et criminel aux frontières) ; à l’ouest la pression marocaine du fait du conflit saharien et au sud le conflit malien induisant une militarisation croissante impliquant les puissances occidentales. La lecture d’une carte révélant les bases militaires françaises et américaines au Sahel révèle l’ampleur de l’encerclement militaire de l’Algérie sur fond de retour de la présence militaire allemande et italienne au Niger et plus globalement le long de la bande sahélo-saharienne et le poids croissant de l’influence militaire marocaine (…) Dans ce contexte, l’Algérie est sur un volcan. Fragilisée, confrontée à des difficultés économiques et sociales inédites dans son histoire, citadelle assiégée, elle aspire à reprendre la main sur l’ensemble de ces problématiques. Elle déploie des dispositifs militaires (course à l’armement), diplomatiques et secrets en vue de se positionner, à terme, en puissance régionale hégémonique (…) Confrontée aux évolutions restructurant la scène maghrébine, l’Algérie préserve apparemment le statu quo prétendu démocratique.Alger aspire à une évolution à la chinoise matérialisée par une ouverture maîtrisée et graduelle sauvegardant un pouvoir central fort en mesure d’écraser militairement toute contestation intérieure et de s’opposer à toute convoitise extérieure sur les ressources nationales ».

L’enjeu consistait donc pour le système algérien à assurer sa perpétuation en maîtrisant le processus de succession du président Bouteflika. Les variables non prises en compte furent la mésentente au sein du système, ce dernier ne parvenant pas à désigner un personnage consensuel assurant l’équilibre des forces entre les différents clans et l’exaspération du peuple algérien atteint dans sa dignité par la candidature du président Bouteflika pour le cinquième mandat. Cette manœuvre a échoué face au sursaut massif de la rue algérienne. En réalité, comme souligné plus haut, les mêmes causes ayant provoqué les révolutions tunisienne, égyptienne et libyenne se retrouvent aujourd’hui en Algérie : l’aspiration à la démocratie et à l’Etat de droit, l’impératif de transparence inspiré par l’opacité du système politique, le changement générationnel en cours marqué par « la disparition progressive de la vieille garde issue de la guerre pour l’indépendance », le chômage et la précarité d’une jeunesse désœuvrée mais connectée et donc ouverte sur le monde et la révolution numérique et digitale, les déséquilibres économiques et sociaux en dépit des ressources considérables de l’Etat, l’affaiblissement de l’armée et des services secrets initié par le président Bouteflika au profit de la montée en puissance d’une caste d’oligarques et de certains islamistes du FIS amnistiés, etc. L’ensemble de ces facteurs justifient la révolte légitime du peuple algérien contre le système profond, révolte forçant l’admiration à l’échelle régionale et internationale par son pacifisme, sa constance et sa détermination.

En réalité, le Hirak, de semaine en semaine, monte en puissance et rejette les manœuvres du système les unes après les autres. Le 26 mars 2019, le chef d’état-major de l’armée et vice-ministre de la défense scelle la rupture avec le clan Bouteflika et demande la mise en œuvre de l’article 102 de la constitution algérienne visant à faire constater par le Conseil Constitutionnel l’inaptitude du président Bouteflika à l’exercice du pouvoir ou sa démission. Gaid Salah espère ainsi, via cette demande ou injonction, gagner du temps, épuiser et diviser la rue, neutraliser ses adversaires, replacer l’Etat-major de l’armée au centre du jeu politique, en position d’arbitre proche du peuple et maîtriser ainsi le processus de transition, masquer les fractures divisant de plus en plus l’armée, une jeune garde de colonels n’aspirant pas à être « emportée » par la colère de la rue dans le sillage des anciens caciques de l’armée et du régime, etc. En définitive, en sacrifiant le président Bouteflika et probablement d’autres personnalités symbolisant le système, Gaid Salah aspire à la sauvegarde de ce même système, un système mutant mais faisant preuve d’une résilience certaine.

L’enjeu est la sauvegarde du pouvoir réel sous d’autres formes en évitant de voir évoluer les manifestations vers un processus révolutionnaire incontrôlable.Dans le cadre d’une stratégie de désamorçage, l’armée pourrait se positionner en arrière, dans l’ombre d’un conseil des sages, tout en gardant les leviers réels du pouvoir. Il s’agit de « sacrifier des têtes, répondre à certaines aspirations du peuple sans changer le système ». En effet, il convient de garder en mémoire que l’armée constitue l’ossature, la colonne vertébrale de l’Etat algérien : « l’Armée de libération nationale a créé l’Etat algérien, un acte fondateur source d’une tutelle dont le pays ne s’est jamais vraiment affranchi ». Le sacrifice du président Bouteflika et de son clan s’inscrit dans cette logique. Gaid Salah s’est opposé constamment à un scénario à la cubaine avec une prise de pouvoir par un des frères du président Bouteflika ou à la proclamation de l’Etat d’urgence. Le remplacement du Général Tartag à la tête du DSS (Direction des Services de Sécurité),éternel rival de Gaid Salah, témoigne de la montée en puissance de ce dernier au détriment du clan Bouteflika de plus en plus morcelé. En l’occurrence, ce clan perd progressivement de nombreux soutiens, y compris au sein de l’Alliance présidentielle, notamment au sein du FLN et du RND.

La réponse de la rue ne tarda guère. Lors de la marche du 29 mars 2019, les manifestants étaient unanimes : refus de la proposition de Gaid Salah, refus que le système avec ses hommes se charge d’assurer l’organisation de la transition, l’éviction ou la démission du président Bouteflika étant jugées insuffisantes et inacceptables : « les Algériens voient dans cette solution un piège qui permettra au pouvoir de rester en place en changeant de nom et de visage. Or c’est le départ du système entier, du régime que la population réclame. « Nous ne sommes pas dupes », répètent les protestataires. Les activistes critiquent également l’intrusion de l’armée dans les affaires politiques ce qui envenime la situation, selon eux ». Les slogans véhiculés par la foule illustrent cet état de fait : « Bouteflika tu partiras, emmène Gaïd Salah avec toi », « FLN dégage », « Le peuple veut l’application de l’article 7 instaurant la volonté du peuple, c’est le peuple qui décide de son avenir », « Voleurs, vous avez pillé le pays », etc.La rupture est nette, le fossé se creusant de jours en jours entre un système profond de plus en plus divisé et le peuple. Ainsi, tout le système est visé, toute démission du président Bouteflika ne pouvant apaiser la rue et sauver le régime se drapant d’un autre visage.En effet, depuis l’éviction des Généraux à l’été 2018 dans le sillage officiellement de l’affaire de la cocaïne saisie à Oran à l’arrestation de certains chefs de région en novembre 2018 (puis leur llibération), les luttes intestines au sein du système sont apparues au grand jour témoignant de l’exacerbation des rivalités entre les différents clans. Ce qui par le passé était réglé dans l’opacité et l’ombre apparaissait aux yeux de tous. C’est dans ce cadre qu’il convient d’interpréter la dernière intervention médiatisée via un communiqué virulent du Général Gaid Salah en date du 30 mars 2019 : « le communiqué réaffirme que la seule solution à la crise est celle proposée par Ahmed Gaïd Salah, le chef d’état-major, en début de semaine, à savoir le recours à une destitution constitutionnelle du président Bouteflika, via l’article 102. Mais l’ANP menace aussi tous ceux qui auraient l’intention de lui porter atteinte et dit avoir eu connaissance d’une réunion suspecte tenue le samedi 30 mars 2019 impliquant des parties malintentionnées, notamment l’ancien chef du DRS, le Général Taoufik Médiène, rival de Gaid Salah et démis de ses fonctions par le président Bouteflika en 2015.Des « parties malintentionnées » préparent « un plan visant à porter atteinte à la crédibilité » de l’armée, a-t-il déclaré, assurant qu’il s’agissait là d’une « ligne rouge ».Ahmed Gaïd Salah rappelle également, à la suite d’une réunion sur « l’étude des développements de la situation politique prévalant dans notre pays », que la solution de la crise ne peut toujours selon l’armée « être envisagée qu’à travers l’activation des articles 7, 8 et 102 » de la Constitution algérienne.Les articles 7 et 8, adjoints cette fois au 102, stipulent notamment que « le pouvoir constituant appartient au peuple » et que « le peuple se donne des institutions ayant pour (…) la protection des libertés fondamentales du citoyen et l’épanouissement social et culturel de la Nation ».

Gaid Salah aspire ainsi à se positionner en protecteur de la volonté du peuple contre des acteurs malveillants visant à l’en déposséder. A ce stade, dans un climat pré-révolutionnaire, nous assistons à une lutte féroce au sein du système exacerbée par les craintes d’ingérences étrangères aspirant à exploiter ou à provoquer une déstabilisation de l’Algérie au service d’intérêts géopolitiques et géoéconomiques largement développés ci-dessus. Gaid Salah incarne une ligne souverainiste, empreinte de méfiance à l’égard de l’étranger, notamment des puissances occidentales, dont la France, au bénéfice d’unecoopération plus soutenue avec Moscou et Pékin. Il n’est pas inconcevable que le rapprochement de circonstance et tactique entre le clan Bouteflika et l’adversaire d’hier, le Général Taoufik Médiène et ses réseaux encore actifs, soit tourné contre Gaid Salah afin de limiter son ascendant. Derrière l’ancien DRS, dans l’ombre, certaines puissances occidentales pourraient être en embuscade, aspirant à un « regime change » évinçant un Gaid Salah tout puissant, incarnant un possible scénario à l’égyptienne à l’image du Maréchal Al Sissi, scénario jugé trop favorable à la Russie, à la Chine, aux Emirats Arabes Unis, etc. Il apparait clair que le système algérien est pris de vitesse par la rue traduisant l’existence d’un centre agissant contre l’Etat-major de l’armée. Certaines sources algériennes n’hésitent pas à évoquer une possible instrumentalisation de la rue par d’anciens éléments du DRS dissous en 2015 et rival de toujours du général Gaid Salah.

La face immergée de l’iceberg

Dans le cadre d’une restructuration des rapports de puissance à l’échelle planétaire, l’Algérie, convoitée pour ses ressources stratégiques, constitue un enjeu au Maghreb, au Sahel et sur le flanc sud méditerranéen de l’OTAN.Dans ce contexte géopolitique et géoéconomique sur fond de prise de contrôle de ressources énergétiques et d’évincement de puissances rivales conformément à la doctrine « Barnett » largement développée dans la première partie de cette étude, divers indices tendent à témoigner d’une implication, derrière le Hirak, de puissances aspirant à déstabiliser l’Algérie et à en briser les structures étatiques suivant une logique de fragmentation des Etats.Il ne s’agit absolument pas de nier la légitimité du sursaut admirable du peuple algérien, de sa capacité de discernement et de son aversion envers toute forme d’ingérence étrangère mais le caractère trop lisse de l’ensemble de ces millions d’Algériens défilant de manière pacifique sans le moindre débordement doit intriguer tout chercheur objectif. Il s’agit de mettre en perspective divers éléments que nous allons énumérer et les structures encadrant les mouvements populaires conjuguées aux appels anonymes via les réseaux sociaux, non les mouvements en eux-mêmes manifestant dignement pour l’avènement d’un Etat démocratique en Algérie et la mise à l’écart d’un système jugé prédateur. Dans l’ombre, sans en saisir pleinement la mesure tant les manœuvres sont subtiles et masquées, un peuple peut être manipulé par des acteurs internes et externes surfant sur une vague de protestation légitime pour la détourner de ses objectifs initiaux et provoquer une déstabilisation du pays ou un « regime change ».

Les indices ou signaux faibles visant une déstabilisation de l’Algérie

Ces indices sont multiples et la liste développée ci-dessous n’est nullement exhaustive :

Au nom de la lutte contre le terrorisme, la militarisation croissante de l’espace sahélien flanc sud de l’Algérie. Le positionnement des bases de puissances occidentales, notamment des Etats-Unis, du dispositif Barkhane français avec une base à Tessalit à proximité de la frontière algérienne, de l’Allemagne et de l’Italie au Niger s’ajoutant aux bases françaises et américaines, témoignent d’un véritable maillage de la ceinture de sécurité du sud de l’Algérie et de sa sphère d’influence traditionnelle. Le retour de l’influence israélienne au Tchad et au Mali n’est également pas innocent.Les révélations de The Intercept en date du 3 décembre 2018 conformément au Freedom of Information Act révèle d’une part la présence militaire américaine croissante en Afrique suivant la logique du Nénuphar avec 34 bases militaires dont 14 sites importants et 20 souples et « l’encerclement de l’Algérie via trois pays : La Libye (3 sites légers), la Tunisie et le Niger (Niger Air Base à Agadez) ».Dans un entretien accordé le 4 décembre 2018 à l’AFP, le général Roger Cloutier, le commandant des forces de l’armée de terre américaine en Afrique (USARAF) a confirmé les conclusions de l’enquête de The Intercept : « non, nous ne nous désengageons pas. Nous sommes plus engagés que jamais, et nous cherchons de nouvelles occasions de nous impliquer encore davantage ». Une déstabilisation de l’Algérie pourrait constituer cette occasion ;

Le retour téléguidé d’éléments terroristes de Daesh du théâtre syrien vers la Libye et surtout le flanc sud sahélien traduit une volonté de ciblage et de déstabilisation de l’Algérie en instrumentalisant l’islamisme radical et le terrorisme. M. Hassan Kacimi, Directeur d’étude au ministère algérien de l’intérieur en charge du dossier des migrations soulignait le 2 janvier 2019 : « le danger est là. Sournois, mais bien réel. Il est aux frontières sud de l’Algérie. Un danger, fomenté dans les officines de pays étrangers, qui tentent, sans relâche, d’ébrécher le mur sécuritaire pour déstabiliser l’Algérie : il s’agit là d’un énorme complot (…) On cherche à faciliter l’arrivée en masse de terroristes de la région d’Alep en Syrie (membres de l’Armée Syrienne Libre) vers l’Algérie via la Libye, le Niger et le Mali. Ces derniers détiennent de faux passeports soudanais. En traversant divers pays identifiées, ils empruntent les routes migratoires tout en étant encadrés par des groupes armés : Turquie –Soudan (faux passeports) – Mauritanie ou Egypte &ndas

*géopoliticien et prospectiviste, directeur de Global Prospect Intelligence

Source : procheetmoyenorient.ch, 23 sept 2019

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