La Volonté de Vivre, poème d’Abou Kacem Chebbi

Nous mettons à la portée de nos lecteurs un poème du célèbre poète tunisien Abou el Kacem Chebbi qui mourut au « fleur de l’âge » le 9 octobre 1934… 

Pendant sa brève vie, Abou el Kacem Chebbi ou Aboul Kacem Chabbi ou Aboul-Qacem Echebbi (phonétique oblige !) a bouleversé la vie littéraire de son époque par ses écrits, ses idées novatrices et ses poésies sensibles à la réalité du peuple tunisien voire même de l’humanité toute entière.

Chebbi est né le 24 février 1909 . Très jeune, Chebbi voyage à travers toute la Tunisie. En 1920, il entre à l’Université Zitouna où il connaît de difficiles conditions de vie. En parallèle à l’écriture de ses poèmes, il participe aux manifestations anti-zitouniennes qui agitent alors Tunis. Ayant terminé ses études, il commence à fréquenter des cercles littéraires et, le er février 1929, tient une conférence à la Khaldounia avec pour sujet l’imagination poétique chez les Arabes. Il y critique la production poétique arabe ancienne et cette conférence, bien qu’elle déclenche dans tout le Proche-Orient des réactions violentes à son encontre, participe au renouvellement de la poésie arabe.

« Quand, un jour, le peuple veut vivre

Forcément, le destin lui obéit

Et forcément, la nuit se dissipe

Et forcément, les chaines se brisent…

 

Et… celui qui n’est pas attaché à la vie

S’évapore dans l’atmosphère et y sera englouti ;

Malheur, donc, à celui que la vie n’exalte pas :

Au coup du victorieux néant, il n’échappera pas.»

Ainsi, me dirent les êtres

Et me parla leur âme cachée.

Et le vent maugréa entre les vallons,

Sous les arbres et sur les monts:

« -Quand je tends vers un but

J’enfourche l’espérance et oublie toute prudence.

Et je n’évite ni les montées scabreuses

Ni les boules de flammes embrasées…

Celui qui n’aime pas grimper les montagnes

Vivra éternellement entre les fossés ».

Alors, le sang de la jeunesse tourbillonna dans mon cœur

Et dans ma poitrine, des vents nouveaux hurlèrent

Et je me mis à écouter le grondement du tonnerre

Et la mélodie des vents et le bruit de la pluie

Et la terre me dit, quand je lui avais demandé :

« -Oh, mère ! Est-ce que tu hais l’humanité ? »

« -Je bénis, parmi les hommes, les ambitieux

Et ceux qui aiment affronter les dangers

Et je maudis ceux qui ne se conforment pas au temps

Et se suffisent de vivre la vie… la vie des pierres.

Ainsi est l’univers .Vivant. Il aime la vie

Et méprise le mort quel que soit son rang…

Ni l’horizon n’accueille les oiseaux morts

Ni les abeilles ne lèchent les fleurs fanées.

Et sans la tendresse maternelle de mon cœur,

Les tombes n’accueilleraient jamais les morts.

Malheur, donc, à celui que la vie n’exalte pas,

Au coup du victorieux néant, il n’échappera pas».

 

Et un soir d’automne,

La nuit était épuisée par le chagrin et l’ennui,

J’étais enivré tant les étoiles brillaient

Et j’ai chanté à la tristesse tant qu’elle s’est enivrée

Et j’ai demandé à l’obscurité :

« -Est-ce que tu peux ressusciter

Ce qui est par le printemps fané? »

Mais les lèvres de la nuit ne répondirent pas

Et les nymphes de l’aube ne chantèrent pas.

Et les bois me dirent avec une douceur

Aussi admirable que les vibrations des cordes :

« -L’hiver arrive, l’hiver embrumé,

L’hiver de la neige… l’hiver de la pluie.

Alors, s’éteint la magie… la magie des branches,

La magie des fleurs, la magie des fruits

Et la magie de la belle et douce nuit

Et la magie des prairies exquises et embaumées.

Et tombent les branches et leurs feuilles

Et les fleurs d’un temps tendre et aimé.

Et le vent les emporte dans tous les fleuves

Et le courant les enterre où qu’il passe.

Et tout s’éclipse comme un beau rêve

Qui illumine un cœur et puis, disparait.

Et …persiste la semence, qui porte

Les réserves d’un bel âge évanoui

Et le souvenir des saisons et le songe d’une vie

Et les troupes dispersées des fantômes d’une vie…

Enlaçant, sous la brume,

Sous la neige et sous la pluie,

La douceur d’une vie qui jamais n’ennuie

Et le cœur du printemps doux et parfumé…

Et rêvant des chants des oiseaux

Et de la fragrance des fleurs et du goût des fruits.

 

Et …le temps passe… et… des douleurs naissent

Et des douleurs périssent et puis d’autres renaissent.

Et ses rêves deviennent une réalité

Parée du mystère de l’aube.

Et elle demande : -Où est la brume du matin ?

Et la magie de la nuit ? Et le clair de la lune ?

Et l’essaim des élégants papillons ?

Et les abeilles qui chantent ? Et les nuages qui passent?

Et où sont les rayons et les êtres ?

Et où est la vie que j’attends?

Que j’ai soif de la lumière au-dessus des branches !

Que j’ai soif de l’ombre sous les arbres !

Que j’ai soif de la fontaine, entre les prairies,

Dansant et chantant entre les fleurs !

Que j’ai soif des chants des oiseaux,

Des murmures de la brise et de la mélodie de la pluie !

Que j’ai soif de l’univers ! Mais où est l’existence ?

Mais quand verrai-je le monde auquel j’aspire ?

Tel est l’univers… il est derrière la torpeur de l’inertie

Et à l’horizon du grand réveil. »

Et il ne fallut que le temps d’un battement d’ailes

Pour que son désir grandît et triomphât.

Alors, la terre se fendit

Et révéla l’univers en sa plus belle image :

Et vint le printemps avec ses mélodies

Et ses rêves et sa jeunesse embaumée.

Il posa sur ses lèvres des baisers

Qui ravivent la jeunesse perdue

Et lui dit : « – On t’a donné la vie

Et tu es éternisée grâce à ta progéniture épargnée.

Et la lumière t’a bénite… Accueille donc

La jeunesse de la vie et la fertilité de l’âge.

Celui dont les rêves adorent la lumière,

Est bénit où qu’il paraisse.

A toi l’espace et à toi l’univers et la lumière

A toi la terre rêveuse et prospère !

A toi la beauté qui éternise !

A toi l’existence fraîche et immense !

Gambade à travers les champs

Avec les doux fruits et les plus belles fleurs.

Et confie-toi à la brise et confie-toi aux nuages !

Et confie-toi aux étoiles et confie-toi à la lune

Et confie-toi à la vie et à ses passions

Et à la beauté de cette superbe existence ! »

La nuit laissa transparaître une beauté profonde

Qui rafraîchit l’imagination et ranime l’esprit…

Et l’univers baigna dans une étrange magie

Que gère un grand magicien.

Et… s’allumèrent les bougies des éclatantes étoiles

Et s’évapora l’encens… l’encens des fleurs.

Et une âme d’une étrange beauté

Ayant des ailes de clair de lune se mit à frémir.

Et … retentit l’hymne sacré de la vie

Dans un temple rêveur et envoûtant.

Et il annonça dans l’univers que l’ambition

Est la flamme de la vie et de la fortune

Et que si les cœurs aspirent à la vie
Forcément, le destin leur obéit.

Abou Kacem Chebbi « Les Chants de La Vie » 1934.

Traduction de Samia Lamine

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