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Maroc : du code de la presse au code pénal pour museler la presse

Ignacio Cembrero

Middle Eats Eye, 16 sept 2019

S’attaquer à la réputation et à la vie privée en mobilisant médias et justice est la nouvelle méthode employée contre les journalistes qui dérangent le pouvoir marocain.

Finis, les cas de journalistes comme Ali Lmrabet, Driss Chahtane ou Ali Anouzla, poursuivis au Maroc entre 2003 et 2013 pour leurs écrits ou leurs caricatures et emprisonnés pendant quelques mois. La justice marocaine n’embastille plus les journalistes pour leurs articles, aussi irrévérencieux soient-ils.

Le nouveau code de la presse, entré en vigueur 2016, ne prévoit d’ailleurs plus de peines privatives de liberté pour ceux qui auraient pu abuser de la liberté d’expression.

Depuis le samedi 31 août, une journaliste marocaine, Hajar Raissouni, 28 ans, est cependant en prison préventive – le procès est en cours – accusée d’avortement et de débauche, c’est-à-dire d’avoir maintenu des relations sexuelles hors mariage.

Raissouni écrivait pourtant des articles déplaisants pour les autorités marocaines sur, notamment, la révolte du Rif, durement réprimée à partir du printemps 2017, dans Akhbar al Youm, un des rares quotidiens indépendants et qui plus est, influent.

Elle appartient à une grande famille islamiste dont son oncle, Ahmed Raissouni, président de l’Union mondiale des oulémas, est le chef de file. Celui-ci remet en question que le roi Mohammed VI puisse aussi être le commandeur des croyants, c’est-à-dire le chef spirituel des musulmans marocains.

Ce n’est pas, en théorie, ses écrits qui l’ont conduite en prison, mais une adroite enquête de la brigade des mœurs dont la presse marocaine proche du pouvoir s’est largement fait écho.

Des 600 avortements clandestins qui s’effectuent tous les jours au Maroc, les policiers sont tombés justement sur celui de Hajar Raissouni.

Une série d’emprisonnements

D’autres médias ne croient pas au hasard. « En lieu et place de poursuites immédiates pour leurs écrits, les journalistes se voient attaqués bien plus tard à travers des articles du code pénal », dénonce un éditorial de Yabiladi, un journal numérique indépendant.

Bien qu’elle soit la première femme journaliste poursuivie, Hajar Raissouni n’est pas une exception. Nombre de chroniqueurs se sont retrouvés ces dernières années derrière les barreaux, condamnés pour toutes sortes de motifs sans rapport avec leurs opinions couchées sur papier ou sur le net.

Ainsi Hamid Mahdaoui, du site Badil.info, purge une peine de trois ans pour ne pas avoir informé les autorités des risques supposés pour la sécurité de l’État dans le Rif.

Mohamed el Hilali et Abdelouahed Kammouni, de Rif Press, ont séjourné respectivement cinq et douze mois en prison, non pas pour avoir couvert le hirak rifain (mouvement de protestation) mais pour y avoir participé.

Hicham Mansouri a, lui, écopé de dix mois pour complicité d’adultère avec une femme déjà séparée de son mari.

La justice n’a pas sévi uniquement contre des journalistes peu connus. Elle s’est aussi attaquée à l’un des poids lourds de la presse marocaine, Taoufik Bouachrine, directeur de Akhbar al Youm, le journal ou travaillait Hajar Raissouni.

En novembre 2018, il a été reconnu coupable de « traite d’êtres humains », « abus de pouvoir à des fins sexuelles » et « viol et tentatives de viol » et condamné à douze ans de prison ferme.

L’accusation repose, en partie, sur les images enregistrées par des caméras introduites subrepticement dans son bureau.

Un intellectuel prestigieux, Maâti Monjib, qui a présidé l’Association marocaine de journalisme d’investigation, a lui aussi été harcelé ces dernières années, mais ses liens avec le monde académique européen et peut-être aussi sa double nationalité, française et marocaine, lui ont jusqu’à présent épargné le cachot.

Son procès pour « atteinte à la sécurité de l’État » et non déclaration de subventions reçues de l’étranger pour son association a été reporté pas moins de quatorze fois. Une condamnation pend comme une épée de Damoclès au cas où son activisme serait considéré excessif.

« On assiste ces dernières années à un changement de méthode de la part des autorités, mais l’objectif est toujours le même : museler la presse qui essaye d’être indépendante », affirme Ali Lmrabet, condamné à trois ans de prison en 2003.

La « nouvelle méthode » a d’abord été appliquée à des islamistes pris, par exemple, en flagrant délit d’ébats sexuels à bord d’une voiture, comme deux vice-présidents du Mouvement unicité et réforme (MUR) en août 2016. Puis cela a été le tour des journalistes.

Hicham Mansouri, qui a lui aussi séjourné en prison pour adultère, considère que le recours au code pénal, au lieu du code de la presse, ne présente que des avantages pour ceux qui veulent mettre les médias au pas.

D’abord, « le coût politico-médiatique au-delà des frontières du Maroc est moindre » car, en théorie, le journaliste n’est pas poursuivi pour ses écrits, explique-t-il depuis Paris où il vit en exil. Il est donc plus difficile de mettre sur pied des campagnes de solidarité.

Ensuite, « on détruit la réputation du journaliste en étalant, grâce aux divulgations publiées dans la presse officieuse, sa vie privée », ajoute-t-il.

Les élites marocaines savent qu’il s’agit de diffamation, mais « l’homme de la rue, plutôt conservateur, se scandalise », d’après Mansouri.

« Ma famille à dû changer de village tellement l’atmosphère était devenue délétère là où elle habitait », poursuit-il.

Une politique d’intimidations

En dévoilant la vie privée ou en faisant passer le journaliste pour un traître à la solde de l’étranger, « ceux qui le poursuivent envoient un message qui va bien au-delà de sa personne », souligne encore Mansouri.

« C’est une sorte d’avertissement à d’autres dissidents, activistes etc. leur faisant comprendre qu’eux aussi ont pu commettre des écarts ou ont reçu des subventions de l’étranger et qu’ils ont donc intérêt à se taire », conclut-il.

Mansouri repasse le nombre de grandes gueules critiques envers le pouvoir marocain qui se sont assagies ces dernières années.

Défendre les journalistes accusés d’avortement ou de trahison est, enfin, une tâche plus difficile pour les ONG locales ou internationales qui se consacrent aux droits de l’homme.

Dans leurs communiqués à propos de l’affaire Hajar Raissouni, Amnesty International et Human Rights Watch mettent l’accent sur la « violation flagrante de sa vie privée », une dénonciation qui a moins d’impact que les atteintes à la liberté de la presse.

Dans son éditorial, Yabiladi relève que « le pouvoir sécuritaire ne se prive pas d’utiliser tout l’éventail juridique à sa disposition quand il s’agit de faire taire les journalistes : des lois les plus archaïques au plus  »modernes » ».

Le pouvoir sécuritaire au Maroc n’est pas autonome et il ne dépend pas non plus d’un chef du gouvernement, l’islamiste Saâdeddine el-Othmani, dont les idées sont, dans le fond, assez proches du quotidien Akhbar al Youm dont le directeur se morfond en prison. Les sécuritaires sont aux ordres du Palais.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

*Ignacio Cembrero est un ancien journaliste des quotidiens espagnols El País et El Mundo pour lesquels il a couvert le Maghreb entre 1999 et 2016. Il est aussi l’auteur de plusieurs livres sur les relations entre l’Espagne et le Maroc et sur l’immigration musulmane en Espagne. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @icembrero

Tags : Maroc, Mohammed VI, presse, code de la presse, répression, Hajar Raïssouni, Taoufik Bouachrine, Hamid Mahdaoui,

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