Les Fassis: plus qu’une origine, un « concept »

Au Maroc il y a les Fassis et les autres. Enfin, du point de vue fassi, entendons-nous.

N’est pas Fassi qui veut

Quand on débarque à Casablanca et que l’on commence à parler avec des Marocains, on est souvent étonné par leur manière de se présenter : « Je m’appelle Farida et je suis fassia ». Premier réflexe: on croit à une fierté fortement liée à l’origine territoriale, les Fassis étant les habitants de la ville de la Fès (je viens de Marseille, chez nous c’est le cas). Mais non, ce n’est pas du tout ça, être Fassi signifie tout autre chose, c’est affirmer son statut social, c’est dire haut et fort : je suis l’élite de ce pays, je viens d’une grande famille, je ne suis pas n’importe qui.

C’est assez complexe à comprendre quand on vient d’un pays où l’égalité citoyenne est l’une des bases de la société, conséquence d’une relégation de nos monarchie et aristocratie aux oubliettes. Au Maroc, il y a ce qu’on appelle « les grandes familles » qui ne sont rien d’autre que des tribus, des clans. On les reconnaît par le seul patronyme. D’où l’obsession des Marocains à toujours demander le nom de famille de mon mari lorsque je dis être mariée avec un Marocain. A chaque fois, lorsque mes interlocuteurs proviennent de ces grandes familles, je lis la stupeur sur leur visage quand j’annonce que mes beaux-parents ne sont pas francophones et plutôt traditionnels. Comme si leur estime pour moi baissait d’un coup. Il faut cependant avouer que leur estime préalable tenait uniquement au fait que je sois Française. Dans leur esprit nous sommes pareils, entre personnes éduquées et modernes, je suis donc digne de leur conversation, à la différence de la bonne ou du gardien de voiture. Moi, avec mes yeux verts et ma peau laiteuse je suis très prisée car il parait que je pourrais être une « fassia » et que j’ai le type arabo-andalou, compliment suprême dans leur bouche je vous assure !

Ainsi dans ma salle de sport, j’ai discuté avec une Fassia qui adorait Paris et qui avait l’air assez déçu quand je lui ai dit venir de Marseille. La première chose qu’elle a répondu: « Ah, Marseille. Il y a beaucoup de Noirs quand même là-bas, non? ».

Moi: « Euh… Non en réalité il y a surtout beaucoup d’arabes. »
Vu la tournure de la conversation vous comprendrez mon embarras.

Qui sont ces grandes familles?

Tazi, Berrada, Benchekroun, Alaoui, Fassi-Fihri, Bennis, Mernissi, Benjelloun…. une quarantaine de familles trustent littéralement les fonctions les plus importantes du Royaume. Leur point commun: elles font partie de la bourgeoisie marocaine et leur histoire remonte aux premières conquêtes arabes et à la fondation de la ville de Fès. En 825, le sultan accueille 2000 familles arabes originaires de Kairouan (ville sainte tunisienne) puis par vagues successives des Andalous héritiers de la civilisation hispano-mauresque. Ces derniers se partagent en trois catégories:

– les chorfas qui sont soit des nobles appartenant à la dynastie des Idrissides ou celle des Alaouites (actuellement sur le trône), soit des aristocrates étrangers (comme les Skalli venus de Sicile ou les Iraqi venus de Mésopotamie). Il s’agit de descendants du prophète qui restent en dehors du négoce. Eux seuls peuvent se faire appeler Sidi (maître) ou Moulay (seigneur).

– les oulémas qui sont des lettrés et se présentent comme les garants de la tradition islamique. Ils ont étudié à la célèbre université d’Al Qarawiyn (une des plus ancienne du monde musulman et qui pour l’anecdote aurait été fondée par une femme, Fatima el Fihriya).

– les marchands: les familles les plus nombreuses, elles bénéficient de l’essor du commerce au XVIe siècle. Elles exportent notamment cuirs et tapis et importent des tissus et des produits industriels anglais. Leur influence s’étend jusqu’en Perse, en Inde, en Afrique noire voire en Chine.

Il s’agit de véritables dynasties familiales, les mariages endogames ayant largement contribué à renforcer ces clans fermés. Au fur et à mesure les différences entre les chorfas, les oulémas et les marchands s’estompent et naît une véritable aristocratie sur laquelle le palais va s’appuyer. C’est à la fin du XIXe siècle que ces familles vont quitter Fès pour s’installer à Casablanca qui devient alors la capitale économique du Royaume. Ils vont donc former « les Fassis de Casablanca ».

Beaucoup d’entre eux ont fait fortune grâce à l’urbanisation phénoménale de la ville blanche en investissant dans le foncier. Aujourd’hui encore, leurs descendants continuent à toucher les rentes de ces placements juteux. Scolarisés à la mission française, les enfants de notables vont dominer peu à peu l’administration et l’économie, dans une imbrication quasi incestueuse. Ils seront le fer de lance du mouvement nationaliste pour l’indépendance, qui deviendra l‘Istiqlal. Ce dernier se base sur l’arabisation et l’islam pour reconquérir l’identité du pays. Aujourd’hui leurs enfants perpétuent cette emprise, diplômés des grandes écoles françaises ou de prestigieuses universités américaines ils rentrent au pays pour prendre la succession de leurs parents technocrates ou dirigeants d’entreprises. L’ascension sociale est quasiment inexistante au Maroc, sauf quelques success stories de berbères du Souss comme l’actuel ministre de l’agriculture, Aziz Akhannouch, qui représente la revanche de la classe commerçante sur la domination fassie.

Le sketch de Gad El Maleh sur Madame Tazi de Casablanca

« Parce que je le vaux bien »

Vous connaissez mon penchant pour la littérature, je ne résiste donc pas à vous citer quelques passages du roman de Driss C. Jaydane, Le jour venu, publié en 2006 chez Seuil. Le narrateur fait partie de ces Fassis de Casablanca, descendants de Chorfas. Jeune de 16 ans, vivant à Anfa supérieur et scolarisé au Lycée Lyautey il va faire la rencontre d’un jeune journaliste issu d’un milieu populaire, qui va devenir son ami. Tout ça sur fond des émeutes du pain qui vont ensanglanter Casablanca en 1981… Son regard mordant sur son milieu est assez jouissif. Voici des extraits:

» A la naissance nous avons déjà tout réussi. Jamais le feu de l’Enfer ne pourra, par décret divin, nous atteindre. Si nous mentons, commettons des méfaits, buvons ou spolions, détestons, insultons, si nous faisons le mal, ne n’est qu’une ruse par laquelle nous démontrons que nous sommes aussi des humains faillibles. Mais bien vite, par miracle, ce passage par l’humanité pécheresse est pour nous bénédiction, tandis que c’est damnation pour le commun des mortels. Notre bien, c’est le mal des autres. Nous triomphons dans nos affaires terrestres, célestes, nos comptes en banque et nos adultères, car chaque matin, par la grâce du Très-Haut, nous apparaissons neufs, prêts à nous asseoir à la table de Dieu. Dieu, qui, machinalement nous répare. Il est là, notre secret éternel. Il est là, le Maroc qui a gagné son indépendance. »

» Mon père, parce qu’il appartenait à cette première génération de Marocains ayant pu accéder à des études en France, fort d’appartenir à cette première élite, trouva tout naturel, avec ses camarades, de participer à une colonisation d’un nouveau genre. Ainsi, les premiers avocats, ingénieurs, pharmaciens, chirurgiens, ensemble, se partagèrent-ils le pays. Un pays dans lequel ils vécurent en conservant les acquis que la généalogie n’était pas disposée à leur retirer, mais en introduisant ce qui, chez l’ancien colon, était à leurs eux yeux perçus comme une marque de puissance: champagne, whisky, voitures, restaurants, hôtels, lunettes de soleil, cigarette, jazz, maîtresses en jupe et chemisier. »

« Les Fassis ne devraient jamais manquer d’argent. Car, s’ils peuvent endurer le mariage avec une innommable cousine germaine, s’ils peuvent faire montre d’abnégation devant la laideur d’un menton d’épouse ou les malformations d’un enfant né d’un mariage consanguin, s’ils peuvent tolérer un gendre violent, un frère pédophile, la prison, le cancer du côlon, s’ils se contentent d’une verge molle ou d’un fils idiot, tout cela n’est rien en comparaison d’une vie sans or, d’une existence sans héritage. »

« Tous ces dîneurs implacables, ces anciens patriotes! Ils ne voulaient qu’une chose: vivre la vie du colon. Et pour cela, ils sont devenus des proxénètes. Mais, à la différence du colon, eux, ils ne construisent rien. Je suis bien obligé de dire que nos colons marocains, soi-disant musulmans, sont bien pires que les autres… »

Source : Tribulations Casaouis, 17 mai 2012

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