Quand ma famille contrôlait le trafic de shit entre le Maroc et la France

« C’est ma grand-mère maternelle qui a commencé à importer de la résine de cannabis en France. »

Par Brice Henry

Pas besoin d’avoir vu Go Fast et Roschdy Zem claquer des Paris-Marbella dans la nuit, pour savoir que le pilon qui inonde les fours français vient du Maroc, premier pays producteur et exportateur mondial, et que l’Espagne en est la principale porte d’entrée. Depuis des décennies, la région du Rif est l’épicentre de la culture de cannabis et de la production de haschisch au Maroc.

Dans les années 1960, la production y prend de l’ampleur avant de réellement exploser vingt ans plus tard, afin d’alimenter par centaines de tonnes un marché européen de plus en plus demandeur. Se sont alors constitués des clans mafieux dirigés par une petite dizaine de familles. Salim* fait partie de l’une d’entre elles. Originaire de Ketama, dans le nord du Rif, sa famille est arrivée en France en 1966, suite à quelques petits problèmes avec la concurrence.

C’est à cette période-là qu’un pont se créé entre les membres de la famille restés au Maroc et ceux venus s’installer à Sens, dans l’Yonne. Né au milieu des années 1970, Salim a vécu au quotidien le stress d’une famille toujours sur le qui-vive. Aujourd’hui travailleur social, il revient sur ces années où il a parfois lui-même mis la main à la pâte, décrivant la genèse du business familial en France et expliquant pourquoi il a fait un autre choix de vie.

« C’est ma grand-mère maternelle qui a commencé à importer du shit en France. Quand elle s’est mariée, la famille de mon grand-père était déjà dans la culture et le trafic de cannabis depuis longtemps. Il était chargé de toute la culture et des livraisons sur un rayon allant de Meknès à Fès. Dans les années 1960, c’était un des trois boss de ce territoire. Le transit se faisait à dos d’ânes ou de chevaux sur plusieurs centaines de kilomètres, c’était vraiment à l’ancienne. Dans le Rif, il n’y a pas beaucoup de familles qui sont dans ce business. Pour le coup, c’est un système mafieux. C’est vraiment pyramidal et ceux qui sont tout en bas de la chaîne, ceux qui font la récolte, sont des esclaves. Il y a peut-être six à huit familles en tout. Ils se marient entre eux, tout le monde se connaît. Ces familles monopolisent le pouvoir, la logistique, l’argent, les armes et elles n’ont peur de rien.

En 1963, mon grand-père s’est fait flinguer pour une histoire de territoire. Ma grand-mère s’est donc retrouvée veuve et dans l’obligation de travailler. Elle a trouvé un emploi de femme de ménage chez un couple de pharmaciens français à Meknès. C’est grâce à eux qu’elle est arrivée en France, à Sens, trois ans plus tard. Ils se sont débrouillés au niveau administratif pour la faire venir. Au bout d’un an, un de ses frères est arrivé clandestinement – il a passé la frontière cachée sous des tapis dans un camion. Puis, cinq ans plus tard, ma mère et ma tante l’ont rejoint. Pendant ses premières années en France, elle s’est remariée et c’est à partir de ce moment-là que les importations ont commencé. C’est elle qui, au début des années 1970, a mis son nouveau mari, lui aussi originaire du Rif, en lien avec ma famille paternelle restée au Maroc. Il a effectué les premiers voyages car les femmes ne s’occupent pas de ça. Ma grand-mère était juste là pour superviser les choses. Avec mon grand-oncle, qui restera pendant des années la pierre angulaire du trafic, les débuts ont été un peu hasardeux. Ils ramenaient cinq à dix kilos par camions à chaque voyage, mais c’était vraiment à l’arrache. Puis, les allers-retours se sont enchaînés et les cargaisons ont augmenté progressivement.

« Tous les voyages au Maroc étaient prétexte à ramener du shit – même les voyages en famille. »

Quand j’étais jeune, je ne m’en rendais pas trop compte, je ne l’ai appris que plus tard, mais tous les voyages au Maroc étaient prétexte à ramener du shit – même les voyages familiaux. Souvent on ramenait de l’huile d’olive, car j’avais un oncle qui tenait un magasin en France. Mais, l’astuce c’est que les tonneaux avaient un double fond rempli de shit. J’avais aussi un autre oncle qui importait des canapés marocains dans un vieux camion BMW. Tous les montants creux des meubles étaient chargés de shit. Tout ce qui pouvait servir de cachette était utilisé. Je pense qu’on pouvait ramener une tonne sans problème par voyage.

Très rapidement, on est devenu une famille importante sur Sens. La ZUP, qui est encore aujourd’hui assez importante, était à notre famille. Mais au début des années 1980, le nouveau mari de ma grand-mère s’est fait serrer avec une grosse quantité. C’était à l’époque des doubles peines, et il a été incarcéré au bled après avoir fait de la prison en France. Ma grand-mère a divorcé et il a disparu de la famille – ce qui n’a pas empêché ma grand-mère de continuer à superviser les voyages. À ce moment-là, le business avait pris de l’ampleur et mon père et mon oncle n’y étaient pas étrangers. C’est dans ces années-là qu’on s’est installé à Troyes et que mon père y a développé ses affaires avant de se faire arrêter, incarcérer, puis expulser vers l’Algérie. Mon oncle resta à Sens pour maintenir ce qui était déjà en place. De ce que je voyais, la corruption touchait tous les niveaux de la hiérarchie policière. J’ai vu des îlotiers passer à la maison. Tous n’en étaient pas mais tu en avais toujours un ou deux qui parvenaient à convaincre, avec quelques billets, les autres de ne rien dire. Il y a déjà eu des appels qui prévenaient mon frère de ce qui allait se passer. Je ne peux pas donner plus de précisions, ou même donner des noms, mais c’était obligé. Je ne vois pas comment on peut faire du business sans avoir de près ou de loin des accointances avec de l’argent au milieu de tout ça.

« J’étais dégoûté de cette vie-là. Il fallait faire attention à qui on parlait. On avait confiance en personne. »

Étant l’aîné de la fratrie, c’était donc à moi de reprendre les affaires, mais quand mon oncle m’a « mandaté », je lui ai dit que je préférais continuer les études. Je passais mon bac à ce moment-là. J’étais d’ailleurs le seul de ma famille, voire du quartier, à être au lycée. Mon oncle, m’a dit « OK, mais si tu fais des études, tu fais ça bien et je ne veux plus te voir traîner dans le quartier ! » Du coup, c’est mon frère cadet qui a repris la suite, sauf qu’il a poussé les choses encore plus loin. Il a été le premier à faire du trafic de cocaïne et il a été un peu rayé de la famille à cause de ça. Le shit a été sa porte d’entrée, puis il a fait dans la coke et les armes. Il a commencé assez jeune, n’avait pas peur et a su s’imposer à Troyes par la violence et l’intimidation. Il a été fiché pour la première fois au grand banditisme à l’âge de 18 ans. En quinze ans, il a fait dix ans de prison en mode aller-retour. La première fois, il en a fait cinq à Fresnes pour une accusation d’homicide qu’il n’a pas commis. En gros, à Troyes, ça se tirait la bourre avec la concurrence et il s’est embrouillé avec un gars devant plein de témoins et l’a menacé de mort. Le gars s’est fait tuer par la suite, sauf que ce n’était pas mon frère. Grâce à des écoutes on a réussi à prouver son innocence. Il a fait trois ans de préventive à cause de ça. Quand il s’est fait serrer, les flics ont trouvé 800 kg de shit, 5 000 euros et des armes lors de la perquisition. Normalement, tu ne dois pas avoir tout ça chez toi ! Grâce à la préventive, il est ressorti et n’a pas pris de peine supplémentaire. Il a ensuite pris quatre ans pour trafic de coke et d’armes. Il y est encore en ce moment.

J’étais dégoûté de cette vie-là. J’avais assisté à des perquisitions, je voyais que les membres de ma famille ne dormaient pas, étaient toujours à l’affût, préoccupés par le risque. Il fallait faire attention à qui on parlait, même au sein de la communauté marocaine. On avait confiance en personne. Le peu que les gens savaient à propos de notre business, c’était déjà trop. Le moment charnière a été la fois où on avait cinq cents kilos planqués dans notre cave à Troyes. Je devais avoir treize ans. Je ne sais pas si on s’est fait balancer, mais le shit n’aurait pas dû être là. Normalement, on cachait ça dans une maison à la campagne, à l’abri des regards, c’est là que le déchargement et la répartition se faisaient. Ce matin-là, j’étais sur le balcon, et là je vois trois bagnoles de keufs qui arrivent avec des chiens. Je préviens ma mère et mon beau-père qui commencent à paniquer. Je ne sais pas comment c’est possible mais les flics ne sont pas descendus dans les caves. Il y avait un kilo à la maison et mon beau-père a fait en sorte de se faire serrer. Il a mis le kilo dans son froc, il est sorti, les flics lui sont tombés dessus et ça a marché. Normalement, ils auraient dû faire une perquisition directement mais on a profité des quelques heures avant qu’ils reviennent pour appeler de l’aide et bouger la cargaison.

Ça a été un moment fondateur pour moi et je me suis dit que ce n’était pas ma vie. Matériellement on était bien, mais à vivre c’était hyper anxiogène. Malgré un parcours différent, je comprends ceux de ma famille qui font ça, car c’est inscrit en nous, mais d’un autre côté ce n’est pas top par rapport aux enfants… Je n’ai pas pitié, mais égoïstement ça confirme que je ne veux vraiment pas de cette vie-là. Le pendant du business, c’est de se faire serrer. Après, j’essaie de voir ça de manière assez froide pour ne pas tomber dans le jugement.

Aujourd’hui, on peut dire que c’est en voie d’extinction totale. Ma famille qui est restée au bled a arrêté d’exporter vers la France. On est sur des échelles plus petites qui permettent de vivre confortablement mais sans ostentation ! »

*Le prénom a été changé.

Source: vice.com, 11 oct 2018

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