Les jeunes Ceutiens traversent la frontière avec le Maroc pour aller faire la fête

Ceuta fait 19 kilomètres carrés et reste cerné de toutes parts, par la mer Méditerranée, le détroit de Gibraltar et le Maroc. On s’y fait rapidement chier.

Par Rebeca Hortigüela

L’Europe est une union, mais c’est aussi un ensemble désordonné de pays qui ont leurs propres lois, langues, valeurs, politiques en matière de drogue, salaires minimums, alcools et blagues nulles. La vie peut être radicalement différente selon le côté d’une frontière où l’on grandit – même au sein de l’UE. Cette semaine, VICE présente avec Borders des histoires qui montrent comment les frontières nationales qui divisent et entourent l’Europe affectent la vie des personnes qui vivent à proximité.

Pour de nombreux jeunes de Ceuta, petite enclave espagnole sur la côte marocaine, le fait d’essayer quelque chose de nouveau peut souvent s’avérer très compliqué. D’abord parce que Ceuta ne fait que 19 kilomètres carrés, et ensuite, parce que ce territoire est cerné de toutes parts, par la mer Méditerranée, le détroit de Gibraltar et le Maroc. Donc quoi que vous fassiez, il est difficile de ne pas tomber sur les mêmes personnes qui font les mêmes choses à peu près aux mêmes endroits – le tout dans la limite des possibilités qu’offrent les lieux.

Si vous voulez sortir à Ceuta, vous avez le choix entre 8 bars, deux boîtes de nuit et quelques bancs, dans les parcs, sur lesquels vous pouvez vous assoir pour boire un coup. Le circuit est presque toujours le même – on va boire un coup sur la place du port, puis au Tokyo Bar et, lorsque celui-ci ferme, on va faire un tour dans les bars du village des marins. Et le moment venu, on a le choix entre le Velvet et le Natural, les deux nightclubs du coin.

Rien de surprenant alors à ce que de nombreux jeunes habitant à Ceuta souhaitent vivre de nouvelles expériences, sortir sans nécessairement croiser des têtes connues, et pouvoir être eux-mêmes. Lorsqu’ils veulent s’offrir ces petits moments de liberté, leurs choix se portent généralement vers le nord et l’Espagne continentale, ou vers le sud et le Maroc. Il y a peu, j’ai passé une soirée avec quelques jeunes Ceutiens qui ont choisi de partir prendre du bon temps au sud.

La frontière entre Ceuta et le Maroc est une frontière terrestre qui sépare l’Europe et l’Afrique, et elle n’est ouverte qu’aux Ceutiens et à des Marocains vivant dans les environs. Lorsqu’ils arrivent près de Ceuta, les migrants africains qui ont parcouru des milliers de kilomètres pour atteindre l’Europe dans l’espoir d’y trouver une vie meilleure se retrouvent face à une grande barrière frontalière. Le contraste est donc saisissant avec les jeunes Espagnols de Ceuta qui, eux, ont le privilège de pouvoir traverser cette frontière dès que ça les chante, aussi souvent qu’ils le veulent, et pour des motifs aussi triviaux que passer une bonne soirée.

Mohamed Hamid a 19 ans. Avant sa naissance, ses parents ont quitté le Maroc et sont venus chercher du travail à Ceuta. Mais il a encore des liens très forts et des proches au Maroc. Pour lui, traverser la frontière pour se rendre à Castillejos, un village marocain tout proche de la frontière, c’est comme d’aller dans un monde où il est libre. C’est la liberté de ne pas être jugé simplement parce qu’il aspire à autre chose que « d’aller dans un parc et boire jusqu’à se mettre mal ».

Mohamed vient de Hadú, un quartier majoritairement musulman de Ceuta, mais il a beaucoup d’amis chrétiens. Il trouve que c’est compliqué de sortir avec eux en soirée. « Le week-end, le grand kiff, c’est de picoler, de 18 heures jusqu’à 4 heures du matin. Ils attendent toute la semaine pour ça, » m’explique-t-il. « Ça ne me dérange pas de passer un moment avec eux, sans boire, mais très vite, je m’ennuie. À mesure qu’ils sont de plus en plus bourrés, nos liens se font plus flous. »

C’est pour cela que Mohamed préfère se rendre au Maroc et traîner avec ses amis marocains. Il les connaît depuis l’époque où, étant petit, il passait ses étés avec ses grands-parents et le reste de sa famille. C’est là qu’il se sent le plus à son aise. Il passe ses après-midi sur le canapé, le soir, il va jouer au football sur la plage, et la nuit, il reste près de la mer, à respirer l’air iodé du large et à fumer des pétards en écoutant de la musique et en mangeant des trucs offerts par les voisins.

Il ne serait probablement pas impossible pour lui de faire les mêmes choses à Ceuta. Mais le fait de traverser la frontière et de se reconnecter avec son enfance est quelque chose d’important pour lui.

Je demande à Mohamed ce qu’il aime le plus de ces week-ends. « Le fait que je peux traîner dehors sans avoir à y faire quelque chose de spécial et sans que cela me fasse me sentir mal, » me dit-il. « J’aime voir mes vieux potes, aller pêcher quelques poissons, parler du Maroc et rêver du futur. Dès l’instant où je traverse la frontière, je me sens libre. » Il pense à déménager au Maroc parce qu’il ne voit pas de futur très clair à Ceuta. « Ils disent qu’il n’y a pas de travail au Maroc. Mais ce n’est pas beaucoup mieux à Ceuta, » explique-t-il. « Il y a trop de gens pour trop peu d’emplois. J’ai toujours rêvé d’acheter une maison pour ma famille au Maroc, et de travailler n’importe où pour pouvoir vivre. Mais aujourd’hui, je suis content du moment que je peux passer mes week-ends ici, en étant moi-même. »

Mais il y a aussi quelques musulmans à Ceuta qui se rendent au Maroc pour faire de grosses fêtes. Ilyas*, 25 ans, s’y rend tous les weekends pour faire la tournée des boîtes. Il me dit qu’à Ceuta, tout le monde le connaît, et que c’est pour ça qu’il préfère aller au Maroc pour se lâcher, afin que sa vie nocturne n’arrive pas aux oreilles de sa famille. « Mes parents ne seraient pas très heureux s’ils apprenaient que je bois ou que je sors dans certains endroits, » détaille-t-il. « À Ceuta, tout finit par se savoir. » En plus, il « n’aime pas la vie nocturne » à Ceuta. « Je préfère aller à Tanger [à une heure de route de Ceuta] avec mes potes et faire la tournée des bars là-bas. »

« Ce n’est pas facile de rencontrer des nouvelles personnes à Ceuta, ni même de vivre et d’expérimenter ce à quoi tu peux avoir accès au Maroc, » m’explique-t-il. « Et il y a un mélange assez sympa de populations, tu as les touristes, les Tangérois, les gens du coin et ceux qui viennent de Ceuta. »

« À Tanger, tout est différent, » me lance Natalia, une étudiante de 21 ans. « L’idée, c’est d’aller dans le genre de bars que tu ne peux pas trouver en Espagne. Les endroits sombres où tu dois descendre de longs escaliers pour arriver au bar, tu vois le genre ? Là, tu peux trouver de la bière à très bon prix et écouter de la musique arabe en live. »

Gonzalo, ami d’enfance de Natalia, est tout à fait d’accord. « Il y a plus d’options pour faire la fête à Tanger qu’à Ceuta, » dit-il. « Ici, il y a des discothèques, des concerts, et pas uniquement des musiciens arabes. On trouve aussi des chanteurs de reggae africains et des jeunes rappeurs marocains. » Et il poursuit.

« En été, on fait souvent ça : on part de Ceuta le vendredi vers midi et on passe l’après-midi à Tanger. Le soir, on va boire quelques coups, manger des tapas, puis on va danser dans les cabarets. Le samedi, on va se poser sur l’une des plages qui se trouvent près de Tanger, puis on va à Chefchaouen ou à Tétouan. Et le dimanche, on rentre à Ceuta. »

Sara, 24 ans, traverse la frontière pour aller passer ses week-end au Maroc depuis plusieurs années. Et plus particulièrement au printemps. Ses parents ont une maison de plage à Cabo Negro, un coin touristique très fréquenté, situé à quelques kilomètres de Ceuta. « Aujourd’hui, ce n’est plus si fréquent, mais lorsque mes parents ont acheté cette maison, beaucoup de monde, à Ceuta, était en mesure d’en faire autant, » m’explique-t-elle. « Quand il fait chaud, ils y vont presque tous les weekends. »

Mais tous les Ceutiens ne partagent pas cet amour pour la fête de l’autre côté de la frontière. Pilar, 19 ans, a rejoint l’école militaire de Saragosse, dans le Nord de l’Espagne. Quand elle était petite, ses parents et elles ne traversaient pas si souvent la frontière et, comme elle me l’explique, elle n’avait pas trop d’amis musulmans, notamment parce qu’elle allait à l’école catholique de Ceuta. Si elle ressent le besoin de s’évader, elle prend le ferry pour se rendre en Espagne continentale. Lorsqu’elle aura fini ses études, d’ici quelques années, elle compte aller s’installer officiellement à Saragosse. Et elle n’est pas un cas isolé. J’ai rencontré pas mal de jeunes gens à Ceuta qui avaient décidé de s’engager dans l’armée, parce qu’ils avaient le sentiment que c’était la seule voie possible au vu de l’état actuel du marché du travail.

Les différences entre Ceuta et le Nord du Maroc sont relativement négligeables. C’est plutôt une question de goût qui pousse les jeunes Ceutiens à aller chercher la liberté de l’autre côté de la frontière, loin de chez eux. La principale différence réside dans un simple fait, à savoir : de quel côté de la frontière est-ce qu’on est né. C’est cela qui fera de la frontière entre l’Espagne et le Maroc une simple formalité, une ligne que l’on pourra traverser pour aller prendre l’air le weekend, ou une barrière infranchissable qui nous sépare d’un hypothétique avenir plein d’espoir.

*Le prénom de Ilyas a été changé afin de préserver son anonymat.

Source : vice.com, 2 août 2019

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