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La Belgique et Daech : état des lieux

Didier Leroy*

Daech en Belgique Les premiers départs européens vers la Syrie se sont produits en mars 2012, lorsqu’une poignée de citoyens français ont décidé de rejoindre les rangs de l’Armée syrienne libre dans la région de Homs, alors sous les bombes de Bachar el-Assad. La crise syrienne, initiée par les protestations des « printemps arabes », venait de se transformer en une guerre ouverte et sanglante. De nombreux contingents européens empruntèrent par la suite le même sentier et les premiers Belges arrivèrent en Syrie durant l’été 2012. Depuis mars 2013, le phénomène des foreign terrorist fighters (FTF) n’a cessé de croître en importance et de susciter de l’inquiétude en Belgique et ailleurs.

L’expérience belge des FTF fut avant tout associée au mouvement salafiste radical Sharia4Belgium de Fouad Belkacem (arrêté le 7 juin 2012 et ensuite condamné à 12 ans de prison et 30.000 euros d’amende), vu le nombre de ses membres engagés dans le djihad levantin. Les activités terroristes liées à la Syrie mais menées sur le territoire belge ont, pour leur part, connu une véritable escalade après l’attaque menée par Mehdi Nemmouche au Musée juif de Belgique le 24 mai 2014. Dans le sillage du sinistre épisode de Charlie Hebdo en janvier 2015, la police fédérale fut amenée à neutraliser la cellule de Verviers, essentiellement constituée de jeunes résidents de Molenbeek-Saint-Jean parmi lesquels figurait le désormais célèbre Abdelhamid Abaaoud. Figure emblématique du djihadisme francophone, Abaaoud fut abattu par la police parisienne le 18 novembre 2015 et est rétrospectivement vu comme le chef opérationnel des trois commandos qui, deux jours plus tôt, tuèrent 130 personnes et en blessèrent 413 au Stade de France, au Bataclan et dans plusieurs établissements des 10e et 11e arrondissements de la capitale française.

La magnitude de ce drame entraîna de nombreuses investigations et opérations policières en France et en Belgique, dont le point d’orgue fut la capture de Salah Abdeslam le 18 mars 2016 après une chasse à l’homme de 125 jours. Quatre jours plus tard, Bruxelles était frappée en plein cœur. Les frères Ibrahim et Khalid El-Bakraoui, Najim Laachraoui, Mohamed Abrini et Osama Krayem déclenchèrent trois bombes au cours de deux attaques coordonnées à l’aéroport de Bruxelles-national et dans la station de métro Maelbeek, tuant 32 civils et en blessant plus de 300 autres. Le 8 avril 2016 vit l’arrestation de Mohamed Abrini à Anderlecht, permettant ainsi de franchir un seuil important : tous les membres recherchés du « réseau franco-belge » étaient désormais soit arrêtés, soit morts.

Cette étape n’a toutefois pas permis de véritablement tourner la page, puisque plusieurs incidents et alertes en lien avec la menace djihadiste ont encore été à déplorer en Belgique durant l’été et l’automne 2016. La propagande de Daech a directement menacé le Premier ministre Charles Michel en juillet, appelant à s’en prendre aux soldats belges en septembre, tandis que le 6 août, deux policières furent blessées lors d’une attaque à l’arme blanche à Charleroi. Il reste donc consensuel de considérer l’organisation djihadiste comme une menace de long terme.

Les soldats belges du Califat

Si le phénomène des combattants étrangers n’est pas nouveau, celui-ci n’a jamais pour autant présenté une telle ampleur dans la mesure où Daech serait parvenu à attirer plus de 30.000 FTF provenant de plus de 100 pays différents en quelques années seulement. Cette prouesse semble largement attribuable à une propagande habile bénéficiant de la viralité de l’internet. En ce qui concerne la Belgique, État membre de l’Union européenne ayant fourni le plus de candidats au djihad en termes relatifs à sa population, l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (OCAM) dénombrait 632 FTF – dont 273 encore sur place – fin septembre 2016. D’une manière générale, le rythme des départs a graduellement chuté du seuil de quinze par mois à son apogée en 2012- 2013 à celui de cinq par mois en 2015, avant de tendre vers zéro durant l’année 2016.

Si plusieurs tentatives de dresser le profil-type du « FTF belge » ont rapidement eu lieu, la communauté analytique a rapidement constaté qu’il était incorrect d’évoquer des caractéristiques systématiquement transversales chez les individus concernés. En effet, la liste établie par l’OCAM recensait à la fois des hommes et des femmes, des tranches d’âge très variables, des individus isolés et des groupes familiaux, des Arabes et des non-Arabes, des musulmans « de naissance » et des convertis, etc. Des travaux de qualité ont toutefois permis de dégager progressivement certaines lignes de force permettant de trianguler la majorité des “personnes à risque (de radicalisation)1”.

(1) Les Régions flamande et bruxelloise ont respectivement alimenté le flux de combattants à raison de 45 % chacune, les 10 % restants provenant de la Région wallonne. (2) La grande majorité des personnes concernées sont des hommes dont l’âge moyen avoisine les 20-24 ans. (3) Les individus convertis à l’islam représentent moins de 10 % du total, ce qui est bien plus faible que les plus de 20 % avérés dans le cas du contingent français. (4) Le niveau d’éducation est généralement inférieur à la moyenne de la population belge. (5) La plupart des individus étaient déjà connus des services de police et de renseignement avant leur départ, souvent pour de la petite criminalité. (6) Si l’ensemble des individus possèdent la nationalité belge, les personnes belges d’origine marocaine sont sensiblement surreprésentées, puisque celles-ci couvriraient environ 80 % de l’effectif total. Cette « spécificité marocaine », étant donné sa proportion stupéfiante, a logiquement déclenché une vague d’interrogations par rapport auxquelles j’ai précédemment tenté d’apporter quelques éléments de réponse2.

Si les facteurs de risque les plus évoqués par les théories de la radicalisation (qui sont d’ordre politique, socioéconomique et religieux) permettent d’expliquer certaines trajectoires autodestructrices, ceux-ci n’excusent en rien les comportements émanant d’une certaine jeunesse belge soutenant l’agenda terroriste de Daech. Les médias ont en effet mis en lumière plusieurs cas de violence scolaire, voire d’agressivité anti-policière, associés à l’arrestation de Salah Abdeslam, ce qui a eu pour effet malencontreux d’alimenter les discours d’extrême droite et de polariser une société belge déjà fébrile autour de la question de la (non-) islamité de ses citoyens. Certes, plusieurs organismes incarnant « l’islam belge » – dont l’Exécutif des musulmans de Belgique – ont multiplié les condamnations fermes à l’égard de ce que Daech projette comme image et idée de la foi musulmane. Toutefois, force est de constater que la diversité de ces « islams belges » et l’absence de véritables enquêtes quantitatives sur le sujet empêchent de mesurer avec précision les réactions internes à ces communautés particulièrement stigmatisées. En revanche, un constat net et rassurant peut d’ores et déjà être dressé à leur égard en attendant d’obtenir davantage de données empiriques : les signes extérieurs de sympathie à l’égard de la cause de Daech que l’on peut trouver dans les milieux musulmans sont facilement éclipsés lorsque l’on compare leur sporadicité à l’écrasant consensus qui traversait ces mêmes milieux lorsqu’il était question, une génération en amont, de soutenir la cause palestinienne face à Israël. Pleurer un fils mort pour l’OLP avait traditionnellement pour effet d’encenser la famille endeuillée lambda, pleurer un fils mort pour Daech a presque systématiquement pour effet de plonger cette même famille lambda dans le désarroi le plus profond.

La réponse de la Belgique

La réponse belge à la menace polymorphe qu’incarne Daech s’est efforcée d’être aussi large et diversifiée que possible.

À l’étranger, celle-ci correspond surtout à la contribution de nos forces armées au sein de la coalition internationale luttant contre Daech (5,5 % de l’effort total). Basés à Azraq en Jordanie depuis octobre 2014, six F-16 belges y procèdent principalement à une campagne aérienne contre Daech en Irak et en Syrie selon une logique de rotation annuelle avec leurs collègues hollandais. Une force protection assure en outre la sécurité de ces derniers, tandis qu’une trentaine de conseillers sont également déployés en Irak dans le cadre du programme « Building Partner Capacity ». L’opération est à ce stade prévue jusqu’au 1er juillet 2017. À travers cet engagement, Bruxelles envoie un message fort et défiant à l’attention de Daech tout en prenant le risque d’alimenter encore davantage les sentiments de victimisation et de haine parmi les populations arabes sunnites dans la région et en Belgique. Il est important de garder à l’esprit que le levier militaire n’affecte que le symptôme d’une maladie en frappant Daech et non la maladie elle-même, à savoir la radicalisation violente. Les efforts diplomatiques parallèles devront donc se multiplier afin d’endiguer les causes profondes de celle-ci : l’exclusion politique des populations sunnites d’Irak et la désintégration de l’armée nationale amorcées par l’invasion américaine de 2003, les griefs socio-économiques plombant les territoires du « Daechistan » actuel, la diffusion de la doctrine wahhabite par les pétromonarchies du Golfe, la vague de répression frappant les Frères musulmans au départ de l’Égypte, l’enlisement du conflit israélopalestinien, les convulsions liées à la question kurde, etc.

En Belgique, la lutte contre Daech se traduit dans des domaines très divers : renforcement de la coopération entre l’Intérieur et la Justice, traque de réseaux de financement, promotion et implémentation de mesures cherchant à protéger les citoyens et l’infrastructure contre les attaques terroristes (notamment en sollicitant la Défense), recherche scientifique visant à décrypter les dynamiques de radicalisation et de recrutement, développement de l’aide psychologique proposée aux victimes d’attentats, etc. La stratégie fédérale belge contre la radicalisation violente3, publiée en 2014, pourrait ainsi être synthétisée :

(1) Un programme de prévention contre la radicalisation violente, qui concerne l’ensemble de la société civile (en ce compris les imams) et tous les niveaux du pouvoir politique (surtout le communal), promeut une meilleure compréhension du phénomène, cherche les moyens d’alléger les frustrations sociales et d’augmenter la résilience, propose différents types d’aide à la population, travaille à l’élaboration d’un contre-discours en ligne et œuvre à développer des programmes de « déradicalisation » en milieu carcéral.

(2) Un plan de lutte contre le radicalisme violent, qui vise à renforcer la coordination entre les différentes agences de renseignement, la police, les tribunaux, l’armée et les affaires étrangères, a notamment mené à la création de task forces travaillant autour d’une joint information box sous la supervision de l’OCAM.

(3) Un rôle actif en coopération internationale a notamment poussé la Belgique à faire partie du groupe des neuf États membres de l’UE les plus affectés par le problème (France, Allemagne, Suède, Danemark, GrandeBretagne, Hollande, Irlande et Espagne), accélérant sensiblement les échanges divers entre ceux-ci. L’Union européenne est également mobilisée par Bruxelles dans le cadre de la stratégie européenne contre le terrorisme adoptée en décembre 2005 et basée sur quatre piliers : prévention, protection, poursuite et réponse. La collaboration transatlantique s’est en outre matérialisée à travers l’échange de meilleures pratiques (good practices) avec les agences sécuritaires américaines telles que la CIA et le FBI dès avril 2013 et avec leurs homologues canadiennes plus récemment. Enfin, une relation renforcée a été encouragée avec d’autres pays-clés tels que le Maroc (en tant qu’importante matrice de FTF) et la Turquie (en tant qu’important point de passage pour les FTF).

La mise en œuvre de ces mesures préventives et répressives a naturellement souffert de la complexité du paysage institutionnel belge. Au-delà de cet obstacle non négligeable, les discussions ont plus récemment dérivé vers un débat gravitant autour du concept même de « radicalisation ». Initialement déclenché par une déclaration d’Europol (considérant la religion comme un facteur de moins en moins déterminant dans l’explication du phénomène), ce débat suggère de plus en plus que le développement actuellement foisonnant d’une « industrie de la déradicalisation » pourrait très bien aboutir à une nouvelle illustration de « la montagne qui accouche d’une souris ». Il convient d’admettre que le phénomène se laisse encore très difficilement théoriser et que la Belgique n’est finalement qu’un énième laboratoire national cherchant le vaccin contre un mal épidémique mondial : la violence politique.

Daech incarne très clairement la menace la plus dangereuse pour la Belgique à court et à moyen terme. À l’heure où l’organisation essuie plusieurs échecs militaires et perd donc des parties significatives de son territoire en Irak et en Syrie, celle-ci tente par tous les moyens de préserver son image de winning team en démontrant sa capacité à frapper ses ennemis à l’étranger. Dans ce contexte, l’année 2016 aura vu la Belgique, la France et l’Allemagne être prises pour cibles privilégiées. Dans la mesure où elles ont fourni d’importants contingents de FTF, nos régions doivent se tenir prêtes en vue de futures tentatives d’attentats au cours des prochains mois, voire des prochaines années.

Face à cette menace, la Belgique a adopté une stratégie large et diversifiée, tant sur le plan interne qu’externe. Sur le plan national, cette stratégie est relativement équilibrée à l’échelle du spectre européen : moins sévère qu’en France (où presque tous les returnees se retrouvent face à un juge), mais plus stricte qu’au Danemark (où presque tous les returnees se retrouvent face à un assistant social). Sur le plan international, la Belgique a durci le ton depuis les attentats de Bruxelles en élargissant les frappes de ses F-16 à la Syrie (et non plus uniquement à l’Irak). Le pays s’adonne ainsi à un exercice d’équilibrisme particulièrement difficile, puisque son gouvernement s’efforce d’apaiser certains pans de la population par sa politique intérieure tout en enrageant ceux-ci à travers sa politique extérieure.

Si l’utilité des mesures évoquées n’est pas à remettre en question face à l’immédiateté de certains paramètres de la crise actuelle, l’Histoire est riche d’enseignements quant au tarissement généralement « naturel » de ce genre de menace essentiellement idéologique. D’une force paramilitaire islamiste irakienne, Daech a muté en quelque chose de très moderne : un état d’esprit révolutionnaire, une « marque » (au sens commercial du terme) adoptée par les révoltés de notre monde globalisé. En tant que tel, celui-ci est donc voué à se démoder. L’écoulement du temps – et la fatigue militante qui frappera inévitablement la « génération Daech » – constituera donc très probablement l’ultime prédateur de « l’État islamique ».

1 COOLSAET, R., Facing the Fourth Foreign Fighters Wave. What drives Europeans to Syria, and to Islamic State? Insights from the Belgian case, Egmont Paper 81, Institut royal des relations internationales, Bruxelles, mars 2016

2 LEROY, D., “Daesh Linked Activities and Motivations in Belgium”, pp. 177-188, dans Countering Daesh Extremism – European and Asian Responses, Konrad Adenauer Stiftung (KAS) & S. Rajaratnam School of International Studies (RSIS), Nanyang Technological University, Singapore, novembre 2016, http://www.kas.de/politikdialog-asien/de/publications/46828/.

3 Voir http://www.joellemilquet.be/wp-content/uploads/2014/06/1406-annexes.pdf.

*Détenteur d’un doctorat, Didier Leroy est chercheur auprès de la chaire de sociologie (département des sciences du comportement) de l’École royale militaire (ERM) et assistant auprès du Centre d’études de la coopération internationale et du développement (CECID) de l’Université libre de Bruxelles (ULB). Spécialiste du monde arabe, il a mené des recherches principalement sur les mouvements islamistes au Proche-Orient.

Source : IRSD

Tags : Belgique, Daech, terrorisme, Etat Islamique, ISIS,

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