Les Moqaddems du Maroc, une fonction du Makhzen détestée des marocains

Les chioukhs et les moqaddems sont une vieille institution régalienne du Makhzen qui date d’avant l’époque du régime du Protectorat au Maroc, qui assumaient une fonction de «représentation sociale» au bénéfice du Makhzen, mais c’est le Protectorat qui les a enrôlés dans l’administration territoriale pour mieux surveiller les gens et rapporter des informations sur les citoyens. Ce sont des gens supposés connaître leur environnement jouissant d’une sorte de notoriété symbolique ou sociale qui leur permettait d’encadrer et de disposer de l’information en temps réel afin que le pouvoir puisse agir en conséquence. C’est donc dans un esprit de commandement et dans un souci de maintien de l’ordre et de sécurité que ces auxiliaires de l’administration sont recrutés et engagés. Ils deviennent, au fil du temps, des auxiliaires incontournables dans la collecte des informations surtout à une époque où la sécurité constituait la priorité absolue de l’Etat. Leur recrutement ne se faisait sur aucune base juridique ou procédurière, mais sur la base de cooptation et des garanties que ces agents donnent pour assumer les tâches auxquelles ils seront chargés. Aucun niveau académique n’était exigé d’eux, il suffisait juste qu’ils présentent des gages de confiance et qu’ils soient de bons informateurs ayant l’œil sur tout ce qui se passe dans leur territoire.

Et leur statut après l’indépendance ?

Ni «laârifa» ni les moqaddems ni les chioukhs n’étaient incorporés à la fonction publique, ils n’avaient pas un salaire ni un numéro de SOM, mais uniquement des indemnités par rapport à leur fonction stratégique d’information. Mais ce statut a quelque peu évolué avec le temps.

Mais leur fonction n’a pas changé, ils sont toujours derrière l’information sur les citoyens…

Ils ont continué en effet à être le relais entre l’administration et le citoyen, et tous les jours ils informent directement ou indirectement par le truchement d’autres relais leurs supérieurs. Mais, actuellement, ils posent un problème d’utilité et d’efficacité par rapport à un environnement qui a beaucoup évolué et à une administration qui se modernise. L’Etat est appelé à faire des choix, plus particulièrement dans ce contexte de réformes marqué par la mise en place d’une régionalisation avancée et d’une Constitution nouvelle qui exige la mise en place des fondements de bonne gouvernance territoriale. Le territoire n’est plus aujourd’hui un enjeu de commandement et de pouvoir, mais un lieu où se fabriquent et se produisent des politiques publiques qui exigent la maîtrise du savoir, de la connaissance, de l’expertise et des qualifications professionnelles reconnues pour gérer et développer le territoire. L’ère des chioukhs et des moqaddems, comme celle des adouls, est révolue parce qu’ils pérennisent l’image d’une administration néopatrimoniale anachronique et empêchent le territoire d’évoluer. L’urgence aujourd’hui est d’inverser les rôles, l’information comme la confiance doivent venir d’en haut, l’autorité et la souveraineté d’en bas. Tous ces relais traditionnels secrètent pour l’instant plus un climat de méfiance et de suspicion qu’un climat d’apaisement entre les citoyens et l’Etat. Ils véhiculent une image négative du pays et des institutions marocaines.

Abdessamad Mouhieddine

LE MAKHZEN : C’EST QUOI AU JUSTE ?

Le Makhzen n’est pas n’importe quel vocable. Il constitue (et constituera longtemps), selon moi, un sujet emblématique de la schizophrénie endémique qui caractérise le système politique marocain. Un sujet très sérieux donc. En ce qui me concerne, il ne s’agit nullement de quelque volatile « sensation » ou encore une vue de l’esprit, mais bel et bien d’une réalité tangible. Il poursuit son « sujet » de la naissance à la mort. Des senteurs fumigènes (bkhour) de la naissance, à la lecture de la sourate « Yassine » à la mort, en passant par les « Sla ou slam ‘la rassoul allah » et autres « Allah y nsor sidna Mohammed !» criés à la faveur d’un mariage. Ainsi donc, le Makhzen traverse transversalement nos attitudes, nos postures sociétales, nos réflexes, notre solitude comme notre pluralité, notre sens du…sens, nos peurs de type chtonien, vous savez, ces espèces d’angoisses qui paralysent jusqu’au « désir d’appartenance », qui plus est au moyen de…l’allégeance !

Comment une citoyenneté assumée et, par conséquent, pleinement consciente des devoirs avant les droits, peut-elle émerger lorsqu’elle se trouve ainsi ceinturée – que dis-je ? neutralisée – par les signes et les signaux, les signifiants comme les signifiés, les symboles et les actes, tous relevant moins d’une volonté politique modernitaire que de l’assujettissement ?

Les outils de l’assujettissement – transformer ou garder les citoyens sous le statut de sujets – traversent très concrètement, souvent autoritairement, la totalité du sociogramme du Royaume. La boîte d’outils de cette domestication ne comprend pas seulement ces personnages sortis du fond des âges, tragiquement pittoresques et éminemment moyenâgeux, que sont le moqaddem et le cheikh, mais aussi une foultitude d’ingrédients de la société seigneuriale infantilisante – le seul journal télévisé du monde où l’on implore Dieu, à chaque fois qu’on prononce le nom du chef de l’Etat, de glorifier celui-ci, le protocole avilissant, les sermons du vendredi si visqueux, les fameuses causeries ramadanesques dites « hassaniennes », cette culture de la mendicité assise sur une véritable économie de rente (« affame ton chien pour qu’il te suive ! »), « lahdiya », « lahlaoua », l’entretien des zaouyas au moyens de dons, les tentes caïdales des meetings partisans, l’habit ample sultanal…etc.). Oui, « le monstre » est bel et bien « tapi dans les entrailles de l’Etat ». Increvable, il a un instinct de préservation des plus imaginatifs. « Le Makhzen est mort », avait proclamé le pauvre Mohamed El Yazghi sans jamais indiquer à quel niveau politique, éthique ou économique se situerait sa tombe.

En vérité, grâce à la dextérité juridico-démagogique de Hassan II et à la boulimie financière du « cabinet noir » de Mohammed VI, le Makhzen s’est remis d’aplomb. Il a aujourd’hui ses généraux, au sens propre comme au sens figuré, ses troufions, ses idéologues, ses porte-voix, ses obligés, ses affidés, sa nomenclatura, sa nomenclature servile, les théoriciens de son monoïdéisme, ses « phénomènes » comme ses « noumènes », ses esclaves bien noirs, sa haute administration centrale prête à extrapoler décrets, arrêtés, circulaires et autres us et modus operandi managériaux. Le Makhzen a aussi ses codes, ses burnous si agréables à enfiler et si désagréables à désenfiler, ses parfums, son Dieu, ses saints, ses caprices ou encore ses bouderies. Le pire est que le Makhzen, contrairement au confusionnisme délirant de la presse à manchettes aguichantes, n’est pas l’exact synonyme de la personne ou de la fonction royale. Un alambic terrifiant ! Car, en vérité, en sus des attributs et privilèges cités précédemment, le Makhzen a aussi une adresse. Oui, oui, une adresse : c’est bel et bien au coeur de notre subconscient collectif qu’il réside. Il en constitue même le rhizome. Le plus miséreux de nos compatriotes commande à tout bout de champ à sa femme, à ses enfants ou à ses subordonnés -encore plus dépouillés que lui – de lui tendre tel ustensile ou se dépêcher de le nourrir…etc. Le servir, en fait.

« Un épouvantail » ? Plutôt « un ogre » : Entiché de business, le néo-Makhzen peut pousser ses concurrents à la faillite en provoquant les redressements fiscaux nécessaires à cela, en lançant des OPA foudroyantes ou en fermant tout simplement les robinets de son bras financier. Pire : il n’hésite point à maquiller ses assauts sur tel ou tel pan de l’économie en motifs de fierté nationale.

La désillusion m’a conquis à cet égard. Cette désillusion ne se nourrit en moi d’aucune rancune, d’aucune haine, ni même de quelque dépit que ce soit. Simplement une colère qui n’est pas prête à s’estomper. A mon âge, l’avenir se trouve derrière moi. Le comput étant impitoyable, je sauvegarde le plus longtemps possible les seuls outils qui, pour moi, vaillent la peine ici-bas : ma plume et mon libre-arbitre. Ma capacité d’indignation constitue de facto ma seule motivation. Je suis en colère parce qu’on a insulté copieusement l’intelligence de nos compatriotes : le projet dit « démocratique » et « modernitaire » qu' »on » nous a vendu, et qu’on a chaudement applaudi, propulsant certains d’entre nous -j’en ai fait malheureusement et malencontreusement partie- dans une bien imprudente euphorie apologétique, ce « projet »-là s’est peu à peu volatilisé, cédant la place à une farce dont les dindons ne comptent et ne se comptent plus. Oui, le Makhzen est, en ce début du troisième millénaire, bel et bien une honte. Une réalité amplement honteuse.

Ahmed Benani @Abdessamad Mouhieddine. Sans doute une des meilleures analyses lue ces derniers mois. J’aime votre croisement des champs psychanalytique et anthropologique pour rendre compte de ce qu’est et pourrait encore être, cette néo-boîte de Pandore: Le Makhzen! Bravo et bien à vous, Ahmed Benani

Source : Last Night in Orient

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