Maroc : L’hypocrisie marocaine ?

Sur une discussion dans un groupe d’expat sur Facebook, j’ai encore lu les reproches faits régulièrement par les européens non musulmans vivant au Maroc, « pays d’hypocrites », « pas de liberté », « ils font Ramadan mais le reste du temps ils boivent de l’alcool », bref « hypocrisie », « absence de liberté », « contrainte ».

J’ai eu envie d’y répondre beaucoup de choses, mais le format Facebook ne se prête pas à cela… et puis ces choses, je les avais dites quelques jours plutôt, à un ami belge qui s’est converti pour épouser une marocaine, et qui souffrait mille morts parce qu’il avait l’impression d’être pris dans une dictature intellectuelle et morale insupportable pour ses principes.

Et c’est vrai que, dans mes formations multiculturelles, cette incompréhension de la « schizophrénie marocaine » est ce qui revient le plus souvent, et une des choses qui pose le plus de problèmes dans la relation quotidienne. Elle a plusieurs raisons :

une véritable schizophrénie marocaine

une incompréhension totale des valeurs de l’Islam qui expliquent cette schizophrénie

une méconnaissance profonde de l’Islam, qui en limite la perception à ces contraintes

une méconnaissance du poids de la tradition et des valeurs marocaines, surtout pour ceux qui vivent dans des lieux touristiques et qui croient, à tort, que le Maroc est occidental parce qu’il a adopté des habitudes de consommation

un aveuglement face aux hypocrisies et aux contradictions occidentales, qui ne sont pas moindres, mais autres

et enfin, pour certains, un état de « manque » qui leur fait dire un peu n’importe quoi

La schizophrénie marocaine

Oui elle existe. J’en ai parlé dans les articles sur la vente d’alcool, sur NationalAds.

Elle est inévitable dans un pays aussi divers que le Maroc. Parce que c’est le seul moyen d’arriver à faire bien vivre ensemble des gens tellement différents.

Des marocains très différents, cultivés, quasi-illettrés, un seul pays
Contrairement à ce que certains disent, le Maroc évolue extrêmement vite.

De nombreux cadres moyens, commerçants, fonctionnaires habillés et vivant à l’européenne sont les enfants de parents illettrés, des fellahs, d’aroubis, de blédards, de gens qu’on trouve merveilleusement typiques quand on les voit en photo ou sur des cartes postales, mais qu’on ne côtoie que le temps de « prendre un thé chez l’habitant » pour les touristes, ou de leur demander de monter un mur ou réparer une canalisation, quand on a un riad. (et en râlant ensuite sur la mauvaise qualité des travaux).

De gens comme mes beaux-parents, donc.

Mon mari est particulièrement libéral. Ce n’est pas un musulman extrêmement pratiquant, mais il est pratiquant. Il nous arrive d’avoir des bouteilles de vin à la maison, pour moi, pour nos amis, pour la cuisine. Néanmoins, dès que ses parents arrivent, l’alcool est caché, pour ne pas les choquer.

Thé ou alcool, une schizophrénie marocaine

Lors de notre mariage, que nous avons fêté traditionnellement, au bled, dans le sud marocain, avec toute la famille invitée, il y avait des tables pour nos invités européens. La seule particularité de ces tables, c’est que les bouteilles de Coca contenaient du vin. Aucun musulman ne s’est trompé. Les quelques marocains qui ont trinqué du Coca avec les invités européens savaient parfaitement ce qu’ils faisaient, et personne ne s’est trompé de bouteille.

C’est sans doute, en résumé, tout ce qui fait le « bien vivre ensemble » au Maroc.

Un pays ouvert, tolérant, avec des limites

Le Maroc est un pays exceptionnellement tolérant. Par rapport à ses voisins maghrébins, à d’autres pays dans la sphère arabo-musulmane (car ce serait une erreur de limiter l’Islam au monde arabe), la liberté, pour les étrangers, y est exceptionnelle. Pour les marocains, la législation est de plus en plus libérale. Le Maroc est, par exemple, le seul pays arabo-musulman qui permette à un enfant né sans père d’avoir un état civil complet, la nationalité marocaine sans restriction. Même s’il est imparfaitement appliqué, le code de la famille est extrêmement protecteur de la femme.

Néanmoins, le Maroc reste un pays musulman, c’est-à-dire un pays où la loi est gouvernée par la religion. Si on ne l’accepte pas, on n’a rien à y faire.

De plus, oh surprise pour les français, de nombreux marocains sont sincèrement musulmans, viscéralement, je dirais. Être religieux n’empêche pas de faire des entorses à sa morale et à sa foi (sinon, pourquoi les confessionnaux catholiques existeraient-ils, hein ?), mais on les fait en considérant que c’est mal, et donc que ça doit se cacher…

Ce sont les bases de cette schizophrénie.

Comprendre l’Islam est indispensable pour comprendre les marocains
De la même façon que nous baignons, sans nous en rendre réellement compte, dans une culture qui reste profondément marquée par les valeurs chrétiennes, les marocains, eux, baignent dans une culture profondément musulmane.

A moins d’avoir vécu toute son enfance à l’étranger, coupé de toute communauté d’émigré et de tout contact avec sa famille marocaine, un marocain a été baigné dans la religion depuis sa plus tendre enfance. Il a appris à lire avec le Coran, il a eu des cours de religion à l’école (c’est même une matière au baccalauréat), et il a vu ses parents, ses grand-parents pratiquer. Il a l’Islam dans le sang, même si il ne pratique pas.

S’intéresser à l’Islam, cela ne veut pas dire qu’on va se convertir. Mais cela permet de nettement mieux comprendre ses voisins, son conjoint… et accessoirement, de pouvoir discuter en prenant appui sur « sa » religion, « ses préceptes », au lieu d’avancer des arguments qui se résument de façon caricaturale à « espèce de con obscurantiste et attardé qui ne comprend pas notre merveilleuse laïcité et notre liberté universelle« . (Dois-je vraiment préciser que cette phrase est à prendre au second degré et ne reflète pas mes opinions, bien au contraire ?)

Se cacher pour ne pas choquer les autres

Et cela permet de comprendre une des bases de cette schizophrénie : pour un musulman, quand on commet un péché en public, on associe les spectateurs à sa faute, on les fait pécher aussi. C’est un peu similaire à la version chrétienne, « Malheur à celui par qui le scandale arrive », mais c’est beaucoup plus fort. Plus fort, parce qu’il y a aussi la « Umma », la notion de communauté.

Se cacher, manger pendant Ramadan mais à la maison, ce n’est donc pas seulement la crainte de la sanction ; c’est avant-tout le respect de l’autre, et c’est ce manque de respect qui est sanctionné, plus que la faute.

Si les musulmans s’appellent entre eux, souvent, « mon frère » ou « ma soeur » ça correspond bien à un sentiment de communauté. Et cette communauté a aussi ses avantages. C’est un mode de vie aux antipodes de notre individualisme. Il a, comme tout mode de vie, ses avantages et ses inconvénients.

L’occidentalisation est surtout « de surface »

Porter un costume, aller au cinéma, envoyer ses enfants dans les écoles françaises au Maroc, parce que l’éducation y est meilleure, ça ne veut pas dire qu’on renonce à ses valeurs traditionnelles, bien au contraire.

Le Maroc pratique le week-end occidental, mais on travaille peu le vendredi, soit parce qu’on consacre du temps à la prière, soit parce qu’on digère le couscous (ou les deux).

60% des marocains, y compris les jeunes et les jeunes femmes, pensent que c’est mieux qu’une femme porte le voile. Ce qui ne veut pas dire un « niqab », et qui n’empêche pas femmes voilées et non-voilées de se tenir la main dans la rue ou d’aller ensemble à la plage.

Les Marocains sont très majoritairement attachés à l’Islam, au respect de ses pratiques, la contestation de celles-ci est un des rares tabous infranchissables.

C’est comme ça. Point-barre. Et je pense que ce n’est pas à des étrangers installés – théoriquement – en toute connaissance de cause dans ce pays de le critiquer.

La culture occidentale a tout autant d’hypocrisies

Avez-vous déjà essayé de boire une bouteille de bière dans un parc à New-York sans la dissimuler dans un sac en papier ? (et que ce soit Ramadan ou pas, hein…)

Savez-vous ce que risque une personne qui urine sur le bord d’une autoroute aux États-Unis ? A quel point vous pouvez choquer si vous portez un maillot de bain qui n’écrase pas vos tétons ?

Vous êtes vous déjà demandé en quoi l‘inégalité salariale entre hommes et femmes en France, une des plus élevées en Europe, répondait à nos valeurs d’Égalité ? S’il était réellement normal que, dans une république laïque qui interdit le port du voile aux fonctionnaires, on finance des écoles privées religieuses et on refuse la construction de mosquées, qu’on accepte de faire des horaires réservés aux femmes dans les piscines municipales pour les associations juives mais pas pour les femmes musulmanes ?

Allons plus loin encore : le concept de liberté d’expression aux États-Unis est largement plus large qu’en France. Une loi contre le négationnisme, qui ne choque personne chez nous, serait impensable là-bas. Il n’y a pas de « meilleur système ».

Pour résumer, avant d’accuser le Maroc d’hypocrisie et de vouloir le révolutionner, on pourrait appliquer un proverbe bien occidental qui trouve ses racines dans l’évangile et qui nous recommande de faire attention à la poutre qu’on a dans l’œil avant de regarder le fétu de paille chez l’autre…

Ramadan : le tabou suprême ?

Par rapport à beaucoup d’autres prescriptions, le non respect de Ramadan est un des tabous suprêmes.

Pourquoi ? Parce que c’est un effort collectif, on souffre de concert, certes, mais on « profite » de concert : Ramadan ce n’est pas seulement les privations, c’est aussi la rupture du F’tour ensemble, où on invite ses voisins, ses amis.

C’est d’ailleurs une bénédiction de partager le F’tour avec quelqu’un…

C’est une ambiance très spéciale. Pour ceux qui sont pratiquants, c’est réellement un mois de spiritualité, pour ceux qui le sont moins, c’est l’occasion dans l’année de l’être (comme Pâques pour les chrétiens) et de se « rattraper », et pour ceux qui ne le sont pas du tout, c’est aussi le moment de partager avec tous les autres marocains.

Ramadan, c’est notre Noël. Ce sont les souvenirs d’enfance, les bons petits plats préparés amoureusement par la maman et la grand-mère…

Oui, un grand nombre de marocains quittent le pays pendant Ramadan pour ne pas en subir les contraintes. On parle de trois millions.. mais le même nombre de MRE reviennent au Maroc pour le vivre mieux qu’en Europe.

Ramadan est un des cinq piliers de l’Islam. Il est donc nettement plus important que le port du voile, que la circoncision, ou même que l’interdiction de l’alcool ou du porc.

A mes yeux de non-musulmane, qui exprime une opinion personnelle, il est moins grave de ne pas respecter Ramadan que de ne pas faire la Zakat (l’aumône), un autre des cinq piliers. A partir du moment où on fait ça discrètement (cf. ne pas choquer). En effet, en ne faisant pas la Zakat, on prive quelqu’un (le pauvre) de quelque chose, alors que ne pas jeuner reste un péché purement personnel. Cette exégèse théologique reste une opinion personnelle… néanmoins si un marocain vous gonfle un peu trop avec Ramadan, vous pouvez toujours dévier la discussion là-dessus 🙂

Pour un marocain, ne pas respecter Ramadan, c’est comme si un joueur de l’équipe française chantait l’hymne national de l’équipe adverse pendant une une rencontre du mondial. Juste pour vous montrer comme c’est important, et collectif.

Et si on se focalisait sur les bons côtés ?

Une culture, c’est un tout.

Avec les mauvais côtés de cette pression sociale viennent aussi des choses très positives, qui font tout le charme du Maroc.

L’Islam marocain, c’est aussi celui qui organise le Festival des Musiques Sacrées de Fès, un espace de rencontre international qui accueille les danses des Apsaras, des choeurs chrétiens comme des derviches tourneurs.

Une communauté, cela veut dire aussi de l’entraide, et la charité musulmane est réelle. La Zakat est tout aussi importante que le Ramadan, la communauté soutient les pauvres, on s’entraide entre voisins, la générosité marocaine est réelle (elle diminue alors quand les marocains sont très occidentalisés).

Les valeurs musulmanes sont aussi des valeurs d’intégrité et d’honnêteté. Mes clients musulmans pratiquants sont des perles qui me payent rubis sur l’ongle, qui me font confiance, des clients comme on en souhaite à tout le monde.

Vivre dans un pays, ce n’est pas se mettre dans une petite bulle où on trouve son Ricard et son saucisson, en se tapant la panse entre expatriés, en disant du mal des marocains. C’est – théoriquement – aimer sa culture, sa vie quotidienne. Si on vit au Maroc sans aimer « tout le pays », autant ne pas y être.

Source : O-Maroc

18 Juil 2014 by Marie-Aude