Maroc: Jamel Debbouze et la cuisse de Jupiter

Ahmed Benseddik

Jamel Debbouze et le roi Mohammed VI – Marrakech, mai 2008
Le pays serait peuplé d’une horde d’ignorants. De simples tubes digestifs, incapables de prendre en main leur propre destinée et dont même les élites ne sauraient être que domestiquées, «à-plat-ventristes», foncièrement incompétentes et notoirement corrompues. La théorie ainsi énoncée confère à la monarchie le rôle d’un Saint sauveur contre les affres du chaos, de la zizanie et de toute autre forme d’insécurité.

«Se croire sorti de la cuisse de Jupiter», une expression française dont les origines remontent à la mythologie romaine et qui signifie se prendre pour quelqu’un d’exceptionnel, être imbu de soi-même, être prétentieux. L’expression fait allusion au mythe de la naissance de Dyonisos dont la mère Sémélé, parce qu’ayant demandé à son amant Zeus de se montrer à elle dans toute sa puissance, fut anéantie par cette vision. Zeus, pour ne pas perdre son fils, l’arracha des entrailles de sa mère morte et le mit dans sa cuisse, d’où il naquit trois mois plus tard. Plus tard, la mythologie romaine remplaça Zeus par Jupiter.

Le jeudi 30 mai 2013, la deuxième chaîne française de télévision, a consacré une partie de son émission «Grand Public», à l’humoriste Jamel Debbouze. Une émission au cours de laquelle fut évoquée une déclaration de ce dernier pendant le festival de Marrakech du rire en 2012, et qui mérite amplement que l’on s’y arrête, l’espace d’un instant :

«Je suis très fier de mon amitié avec le roi du Maroc parce que je suis privilégié. Je suis à un endroit privilégié. Je sais quels sont les combats qu’il mène, je les approuve, je les soutiens. Je trouve que s’il y avait davantage de gens comme le roi au Maroc, le Maroc irait beaucoup plus vite, mais il est seul… »

En quelques mots candides et condescendants, l’artiste a décrit la quintessence de ce que le Pouvoir marocain s’évertue depuis des décennies à inculquer au citoyen moyen, tout en maintenant sciemment, en dessous de la moyenne, toute conscience politique, et tout esprit de citoyenneté, au profit du fatalisme et de la passivité qui vont comme un gant, au statut qu’on lui a concocté, de simple sujet, soumis à une monarchie dont la légende voudrait qu’elle soit omnipotente et omnisciente, avec un droit de vie et de mort, sur les siens.

Stratégie pitoyable, qui distille à l’envie, l’idée que le pays serait peuplé d’une horde d’ignorants. De simples tubes digestifs, incapables de prendre en main leur propre destinée et dont même les élites ne sauraient être que domestiquées, «à-plat-ventristes», foncièrement incompétentes et notoirement corrompues. La théorie ainsi énoncée, confère à la monarchie le rôle d’un Saint sauveur, contre les affres du chaos, de la zizanie, et de toute autre forme d’insécurité.

L’affirmation du comédien: «le roi est seul» procède de la même caricature de cette doctrine diabolique. Ce postulat signifiant, entre autres : le roi est bien seul pour prendre les plus petites comme les plus grandes des décisions. Celles-ci sont, par essence, à tout le moins, irréprochables, sinon sublimes.

A la différence de Jamel Debbouze, qui mérite la palme d’or de l’obséquiosité et dont le constat est une insulte à l’intelligence de ses compatriotes, Fouad Abdelmoumni voit dans ce genre de discours, un motif de grande inquiétude.

Au cours d’une interview vidéo datée du 22 mai, l’économiste et militant des droits de l’Homme décortique, sans fioriture et dans une perspective historique, le côté pervers de la situation produite par cette stratégie, et les risques qu’elle fait planer sur le futur du pays:

«La grande réussite du régime de Hassan II n’a pas été seulement de réprimer les gens, elle a été surtout de convaincre tout le monde qu’il n’y a pas que l’entourage royal qui était pourri mais que toutes les élites étaient pourries. On a vu que le jeu de l’Etat actuel continue dans cette direction. D’ailleurs le fait qu’il ait privilégié l’élection de personnages de troisième ordre souvent avec une réputation crapuleuse à la tête de partis historiques, au Maroc, relève de cette dynamique fondamentale qui est : tous pourris. Et si tout le monde est pourri, chacun n’a qu’à chercher à satisfaire son intérêt personnel, et il pourra mieux le satisfaire en tapant aux grandes portes des palais, plutôt qu’en cherchant une expression politique avec éventuellement un fond idéologique, avec une démarche partisane organisée…

… Le roi actuel Mohamed VI semble se désintéresser de la chose politique, lui-même victime du caractère absolument hideux de son père…

… En 2001, il y a un retournement assez radical. Je crois que pendant ces deux années, l’ensemble de l’entourage royal et l’ensemble des élites, partisanes, gouvernementales, administratives, militaires et autres, qui étaient en contact avec le roi, chaque fois qu’elles en avaient l’opportunité, lui disaient : Majesté tout ce que vous touchez devient or, et tout ce que vous ne prenez pas en charge, rien ne se passe. Et donc il a probablement, de plus en plus, considéré qu’il avait la baraka, cette volonté divine à ses cotés qui faisait qu’il pouvait être sorti de la cuisse de Jupiter et apporter des changements fulgurants ».

Voilà l’arrogance et le mépris érigés en outils de gouvernance et qui vont jusqu’à dépouiller l’élite de sa dignité et la contraindre à intérioriser le mépris et développer, à son tour, un discours le justifiant, sinon le glorifiant. Nous sommes aux confins du syndrome de Stockholm. A cet égard, les récentes déclarations surréalistes de Habib El Malki, un des barons de ce qui reste de l’USFP, sont édifiantes. En commentant la tentative du parti de l’Istiqlal de solliciter l’arbitrage royal, en vertu de l’article 42 de la Constitution, ce dernier a affirmé toute honte bue, et tout en pestant contre ce qu’il a qualifié de décadence de la politique :

«le roi est un arbitre, il est le garant de l’équilibre, entre les institutions constitutionnelles, et donc le recours à lui est un recours à la sécurité».

Autant le dire, les sécuritaires ont peaufiné leur basse besogne de plonger le débat public et la vie politique dans un état de décadence et distiller le spectre de l’apocalypse dans les esprits.

Si Jamal Debbouze se vante de son amitié avec le roi, la considérant comme un privilège, le roi, quant à lui, n’a pas cette chance de compter parmi ses amis, un certain Fouad Abdelmoumni.

Pour le plus grand malheur de notre pays. Il faut croire qu’un seul Fouad lui suffit.

Lakome, 7 juin 2013

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