L’histoire des journalistes français corrompus par le Maroc racontée par Omar Brousky

En janvier 2015, sous le compte de @chris_coleman24, un hacker publie en vrac sur Twitter des documents confidentiels révélant la manière dont une « diplomatie parallèle » est conduite par le royaume. Des centaines de courriels officiels (câbles diplomatiques, correspondances parfois à caractère privé, etc) ont ainsi été mis en ligne dans une sorte de Wikileaks à la marocaine.

On découvre pêle-mêle que des journalistes français collaborent régulièrement avec Ahmed Charaï, un patron de presse marocain connu pour sa grande proximité avec la DGED (Direction générale des études et de la documentation, contre-espionnage), en écrivant des articles favorables à la thèse du « Sahara marocain ».

Dans un mail envoyé par Charaï à l’un de ses contacts à la DGED, on apprend, notamment, que Vincent Hervouët, journaliste-chroniqueur à la chaîne d’information française LCI, recevrait un salaire de 38.000 euros annuels pour ses articles. Dans un autre courriel datant de novembre 2010, sous la mention « Pour Sdi Yassine » (allusion au patron du contrespionnage marocain Yassine Mansouri), Ahmed Charaï, qui possède au Maroc un hebdomadaire francophone (L’Observateur du Maroc), un quotidien arabophone (Al Ahdath Almaghribia) et une radio (Med Radio), informe son contact à la DGED que la prochaine production de Vincent Hervouët portera sur le Sahara Occidental. Il s’agira en effet d’images, diffusées « en exclusivité » sur LCI, de terroristes dans un camp d’AQMI (Al Qaïda au Maghreb Islamique), avec un commentaire expliquant que des « liens seraient avérés entre une cinquantaine de membres du Polisario (le mouvement indèpendantiste sahraoui) et AQMI ».

Toujours selon les mails piratés par le hacker, on apprend qu’en décembre 2011 Ahmed Charaï a demandé au même responsable de la DGED de réserver trois chambres pour le journaliste de LCI à l’hôtel Sofitel de Marrakech, pour passer les fêtes de fin d’année en famille. Pour justifier cette demande, Charaï transfère un mail de Hervouët où celui-ci, très satisfait, écrit qu’il a reçu au moins « quatre appels de différents services de mon cher gouvernement (…) au sujet de la vidéo, c’est pas mal (…). Par contre la direction du Polisario a envoyé hier soir une lettre au président de la chaîne, protestant contre ce qu’ils ont appelé « l’amalgame » entre AQMI et le Front Polisario, ils veulent un droit de réponse, mon oeil !!! VH ».

Vincent n’est pas un simple confrère d’Ahmed Charaï. Un lien d’ordre financier existe entre les deux journalistes. Le chroniqueur de LCI est en effet actionnaire, à hauteur de 10 %, d’une société dont Ahmed Charaï est le P-DG : Audiovisuelle Internationale, qui diffuse Med Radio, propriété de Charaï. Enfin, Hervouët est actionnaire à Radio Méditerranée internationale, basée à Tanger et plus connue sous le nom de Médi1.

A côté des journalistes télé, la press écrite française est elle aussi prisée par l’entourage royal, notamment les magazines à grand tirage comme Paris Match qui a l’exclusivité de la couverture photo du palais lors des événements importants (mariages, naissances, obsèques, fêtes religieuses, etc.). Idem pour les publications politiques (Le Point et L’Express notamment), très sollicitées pour des productions lisses sur le royaume et son souverain. Là aussi les révélations de @chris_coleman24 sont troublantes et concernent, entre autres, trois journalistes françaises : Mireille Duteil (Le Point), Dominique Lagarde (L’Express) et José Garçon (Libération).

Dans un mail datant du 2 octobre 2011, Ahmed Charaï demande à son contact à la DGED (qu’il appelle « Sdi Morad » : il s’agit probablement de Mourad El Ghoul, le chef de cabinet de Yassine Mansouri) de remettre la somme de 6.000 euros à chacun des quatre journalistes (les trois précitées ainsi que Vincent Hervouët), en contrepartie de leur collaboration à l’Observateur. Charaï prend le soin de détailler le montant accordé à Hervoët : « 2000 par mois pour L’Observateur et 1.000 euros par numéro pour le Foreign Policy », un magazine en ligne américain de Slate Group auquel a collaboré Hervoët et dont Charaï était l’éditeur de la version francophone.

L’Affaire Chris Coleman, surnommé le « Wikileaks marocain », a été abondamment couverte par la presse nationale et internationale. L’auteur de ces fuites n’a en effet rien d’un Snowden ou d’un Assange. Il s’agit en réalité d’un corbeau qui a balancé pendant plusieurs mois, pêle-mêle sur Facebook puis sur Twitter, des centaines de documents et de photos dont certains ont un caractère privé. Mais c’est surtout la question de l’authenticité -ou non- des mails piratés qui s’est posée lors des premiers jours de l’affaire.

Après avoir émis dans un premier temps de sérieux doutes sur la véracité des mails, Jean-Mark Manach, journaliste d’investigation spécialiste d’Internet et des question de surveillance et de vie privée, a fini par reconnaître l’authenticité de la plupart des documents piratés par @chris_coleman24 : « Cela fait maintenant 15 jours que j’enquête sur cette affaire, cherchant à trier le vrai du faux, écrit Jean-Marc Manach. En l’espèce, si rien ne me permet de douter de la bonne fois des journalistes français bénévoles mais néanmoins accusés d’avoir été payés, les données parlent, et les documents publiés par @chris_coleman24 les impliquant ont été créés par Baghai en octobre dernier, ou sont des captures d’écran ne permettant pas de les authentifier, ni de savoir s’ils ont été créés de toutes pièces, ou caviardés. Si la majeure partie d’entre eux (des fichiers .pdf, .doc ou des captures d’écran de documents datant de ces mêmes années 2008 à 2012) ont été créés ou scannés en octobre 2014, rendant impossible leur authentification, l’analyse de leurs métadonnées montre que des dizaines de ces documents datent effectivement des années 2008 à 2012 et que (…) ils n’ont pas été caviardés, et sont donc probablement authentiques.

De plus, l’ampleur et le volume des données qu’il a fait fuiter, le nombre de documents, le fait que certains fassent plusieurs dizaines de pages, la diversité des sujets couverts, des supports, des signatures et des auteurs est telle qu’il est impossible d’imaginer que tous aient pu être fabriqués de toutes pièces » (arrêtsurimage.net, 27 oct 2014).

Dans une tribune publiée par Libération le 30 décembre 2014, deux des trois journalistes mises en cause, Mireille Duteil et José Garçon, réfutent les accusatios de @chric_coleman24 : « L’histoire commence quand Ahmed Charaï nous demande de lui « donner un coup de main à titre amical » pour lancer le premier site marocain sur le Web qui deviendra cet hebdo. Il nous sollicitera aussi en 2011 pour collaborer à une version francophone de la revue américaine Foreign Policy (dont une première mouture éditée à Paris avait disparu en 2009). Ce projet nous paraît d’autant plus intéressant que des articles originaux axés sur les questions méditerranéennes doivent compléter l’édition américaine ». José Garçon poursuit : « Ayant personnellement quitté Libération en 2007, le titre étant à mes yeux gage de rigueur, un bureau étant prévu à Paris, j’envisage de m’y investir davantage. Nous nous contenterons finalement de l’aider à démarrer en y signant dans les tout premiers numéros ».

Quant à Dominique Lagarde, c’est sur les pages de l’Express qu’elle nie, elle aussi, les faits qui lui sont imputés : « Je n’ai jamais reçu d’argent, ni de cadeau. Je n’ai jamais non plus accepté une seule invitation, que ce soit à titre professionnel ou privé. Tous mes déplacements au Maroc ont été payés dans leur intégralité par L’Express (…) Contrairement à ce qui a été publié ici ou là ces dernières semaines, je n’ai donc jamais écrit dans les colonnes de L’Observater du Maroc, qui voit le jour en 2008, ni pour le site de ce journal, ouvert dans la foulée. Ce que tout un chacun peut vérifier. Je continue à voir Charaï de temps à autre, lors de mes déplacements au Maroc ».

Source: Le République de Sa Majesté, Omar Brousky

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