Maroc: Et si les Marocains trinquaient mieux ?*

par Hicham Bennani

En 2001, le magnat du vin Brahim Zniber rachète le groupe Ebertec. Un coup de fouet porté au secteur de l’alcool au Maroc et en particulier à la culture viticole. Parallèlement à la tendance mondiale, de moins en moins de Marocains consomment de l’alcool tout en cherchant à l’apprécier. C’est en tout cas ce qu’avancent de nombreux connaisseurs comme Boris Bille, sommelier à Ebertec depuis 1998. Le groupe Ebertec se scinde en deux activités. La première se situe au Domaine des Ouled Thaleb de Ben Slimane où la production du vin est réalisée à Thalvin, la plus vieille cave encore à l’exploitation au Maroc. La deuxième, basée stratégiquement à Casablanca, concerne le négoce et la distribution des produits alcoolisés. Ballantine’s, Jack Daniel’s, Absolut Vodka, Glenfiddich, Ricard, Campari, Malibu, Jacques Cartier, Médaillon, Cuvée du Président, Sémillant, San Miguel… les plus grands kaisers sont sous le joug du géant Ebertec. « Il y a vingt ans au Maroc, les gens pouvaient boire du whisky ou de la vodka à table. Aujourd’hui, on prend plutôt du vin », raconte Boris Bille, qui baigne dans le milieu du vin depuis sa plus tendre enfance. Il explique que la demande en vin est de plus en plus pointue au Maroc : « Lorsque j’ai créé un département réservé aux vins de grands vignerons français, c’était très difficile à vendre au début car il n’y avait pas de culture du vin au Maroc. Petit à petit, on a réussi et aujourd’hui on a 200 à 250 références. » Et d’ajouter : « Un amateur de vin qui ne connaît pas le Maroc trouve à sa disposition dans la carte de vins, les meilleures bouteilles de la planète ! » Le particulier marocain, lorsqu’il en a les moyens, semble donc demandeur d’une véritable culture vin et achète également de grands crus de champagne, de grandes cuvées, des millésimes et de grands rosés. « Aujourd’hui, quand vous arrivez au Maroc, vous trouvez tout ce qui se fait de mieux en matière de spiritueux, toutes les grandes marques sont présentes », atteste Boris Bille.

L’œnotourisme

Cet inconditionnel du vin a mis en place avec le soutien de Jacques Poulain, directeur de Thalvin depuis 11 ans, un lieu de dégustation pour les professionnels au cœur du Domaine de Ben Slimane. « C’est un endroit où les sociétés font des conférences la semaine. Le week-end, ce sont les particuliers qui viennent » indique Marouane Abdelati, chargé de développement du groupe Zniber. Un lieu convivial qui propose des repas appropriés pour accompagner les dégustations et qui a accueilli des vignerons de renommée mondiale. Une première au Maroc, hormis l’expérience de Charles Mélia à Essaouira, qui a davantage créé un petit coin de rencontres entre amis qu’un lieu d’échanges autour de dégustations pour les spécialistes. « L’idée serait d’avoir quelques chambres dans un avenir proche » ambitionne Jacques Poulain, bordelais d’origine. En s’inspirant de ce modèle, les Celliers de Meknès, fief de la tradition viticole marocaine, pourrait bientôt devenir un outil touristique à la disposition de la ville de Meknès. Mehdi Bouchaara, Directeur Général adjoint des Celliers de Meknès, parle d’un projet oenotouristique en partenariat avec le groupe hôtelier Accord. « Nous allons faire de très gros investissements et j’espère que le premier coup de pioche va bientôt voir le jour » annonce Mehdi Bouchaara. Le bras droit de Brahim Zniber a l’intention de regrouper tous les sites disséminés dans la région de Meknès autour d’un seul et unique lieu. Le vin, dans son sens le plus noble, deviendrait alors un véritable vecteur d’attraction touristique. Un fait exceptionnel dans un pays musulman. Mais les gains que rapporte l’alcool au Maroc sont un secret de polichinelle et l’histoire du vin sur les terres marocaines ne date pas d’hier.

Le CB Initiales au Ritz

La vigne sauvage existe au Maroc depuis l’époque romaine. Après que les phéniciens et les carthaginois aient fondé des ports et des comptoirs sur les côtés marocaines, les romains et les grecs ont importé leur culture viticole. Avec l’arrivée des arabes et de l’Islam, la culture de la vigne a perduré. En 1880, le phylloxéra, un ver venu des Etats-Unis, a décimé l’Europe. Cette période est également le début de la colonisation et des protectorats en Afrique du Nord. Tous les vignerons européens, notamment Italiens, Espagnols et Français, vont alors s’installer dans la région. Les premiers vignobles apparaissent autour de 1900. La période des « vins médecins » est déclenchée. Des vins assez charpentés, riches en alcool, denses en couleur avec beaucoup de matières. Ce qui a le mérite de rehausser les vins français de l’époque. Des pinardiers partent remplis de Mohammedia en direction de grands ports français comme Sète, Bézier ou Bordeaux pour déposer leurs cargaisons. Les négociants européens achètent ces vins et les mélangent avec des vins locaux. « Les vignerons français n’en sont pas forcément très fiers aujourd’hui» plaisante Boris Bille. Plus généralement, l’histoire de l’alcool au Maroc remonte à la cohabitation entre juifs et musulmans, qui a duré plus de 1 200 ans. Les fastueux repas de shabbat étaient toujours arrosés de sacro-sainte mahya (eau-de-vie) jusqu’à l’intrusion des brandies et des whiskys au 19e siècle dans les communautés portuaires. Plus récemment au début du vingtième siècle, le Protectorat français par le biais de l’armée française, a contribué au développement de l’alcool au Maroc. Créé en 1919, le groupe Brasseries du Maroc a été repris par Castel en 2003. Depuis, il ne cesse de progresser. Flag, Casablanca, Speciale, Cabernet Sauvignon, Syrah font partie des produits les plus en vue. La fin des années 60 connaît un recul de la culture de la vigne. Sous l’impulsion de Brahim Zniber, le Maroc va entamer une mue par rapport à ses plantations historiques de cépage. La période des vins médecins prend fin et le Maroc commence à importer des Cabernets Sauvigon, des Sauvignons blancs, des Chardonnets et entame la plantation de merlot. Une phase qui va durer trente ans. L’année 1976 voit la naissance des Celliers de Meknès qui appartient à Sincomar jusqu’en 1999. Au fur et à mesure, les caves qui restent en activité vont se moderniser aussi bien au niveau technique que philosophique. On prend alors conscience de la qualité exceptionnelle des terroirs marocains, qui se concentrent en grande partie autour des régions de Meknès, Berkane, Khémisset, Tiflet et Romani. Le paysage viticole a peu à peu évolué pour arriver aujourd’hui à des vins qui sont de « très grande qualité » selon les plus grands sommeliers de la place comme Mehdi Touhami, ex-directeur du restaurant casablancais La Bavaroise. Au Ritz, à Paris, on trouve des produits marocains comme le CB Initiales en vente à 150 euros.

Des vins pour femmes

Ces quinze dernières années ont été marquées par une transformation impressionnante du secteur vitivinicole marocain. Des médailles obtenues dans le monde entier en attestent. Un système strict et réglementé mis en place par les acteurs de la profession et le ministère de l’Agriculture a contribué à ce renouveau. L’Association des producteurs de raisins au Maroc qui date de 1957, a été à l’origine des textes ayant permis la création de la première Appellation d’Origine Contrôlée (AOC) au Maroc, Les Coteaux de l’Atlas, en 1998. Une distinction française qui scelle la qualité indiscutable d’un produit sur le plan international. À signaler également, l’apparition du premier Château marocain, le Château Roslane . Les efforts en matière de développement du vin marocain ne s’arrêtent pas là. « C’est à nous de respecter les traditions, il y a autant de gens qui se saoulent en Europe qu’au Maroc. Cela choque ici à cause de la religion. Mais le vin, c’est tout sauf ça. Quand on vend une bouteille de vin au Brésil ou aux États-Unis, c’est une vraie carte postale pour le Maroc ! » clame Boris Bille. Son collègue et ami Jacques Poulain fait une révélation assez intéressante : « L’an dernier j’ai fait une expérimentation sur un vin de 7 degrés, je lui ai laissé son gaz et son sucre naturel. » Ce breuvage ne peut pas être mis en vente pour l’instant car le minimum souhaité par la loi est 11 degrés. « On va essayer de développer ce style de produit qui plaît beaucoup aux femmes », espère le producteur. Selon Mehdi Bouchaara, le marché des vins connaît une croissance de 7,8 % depuis deux ans. Il précise que ceci est dû à deux facteurs essentiels : la lutte contre les « produits faits dans des conditions abjectes comme la mahya (eau-de-vie) » et le développement du secteur du tourisme. L’alcool de manière générale représente une machine génératrice d’emplois pour les Marocains. Et même si des Français chevronnés qui se comptent sur le bout des doigts contribuent à l’essor du savoir-vivre lié à l’alcool, ce sont surtout des Marocains qui font évoluer le pays dans ce sens. « Je travaille avec de supers gars. J’ai un excellent dégustateur marocain qui ne boit pas. Par conviction religieuse, il crache ! » raconte Jacques Poulain.

Culture du goût

Pour Abdou Benchekroun, propriétaire du restaurant le Quai du Jazz à Casablanca, les années se ressemblent au Maroc en matière de climat et de terroir. « Le terroir marocain est moins propice que le français pour produire de grands vins. L’année 1995 en France restera une référence historique. Au Maroc, 2003, 2004 et 2005 sont presque similaires », explique l’œnologue. Il met tout de même de l’eau dans son vin en précisant qu’en matière de dégustation, les Marocains ont fait de gros progrès et que le choix de boire plus en qualité qu’en quantité n’appartient pas simplement à une élite. Jacques Poulain, en fin stakhanoviste érudit analyse la situation ainsi : « Le Maroc est un pays formidable pour le vin. Je pense qu’il y a des méthodes viticoles qui permettent de lutter contre les phénomènes de stress comme la sécheresse ou le chergui. 2007 a été le meilleur millésime depuis onze ans, parce que le raisin a mûri tout doucement à son rythme ». Pour Omar Monkachi, responsable marketing à Ebertec, les alcools les plus vendus sont la Vodka Absolute et le Johnny Walker. De plus, « les demandes très spécifiques sont extrêmement rares ». Tout reste donc relatif concernant les critères gustatifs des buveurs marocains. Mehdi Touhami, actuel directeur du Restaurant du port à Mohammedia, observe qu’il n’y a pas encore de culture de l’alcool au Maroc. « En général, les clients se contentent d’un apéro basique » explique ce spécialiste. Tout en confirmant la thèse selon laquelle le Maroc offre une diversité impressionnante d’alcool, il apporte sa touche de restaurateur : « C’est vrai qu’ici, c’est New York comparé à la Tunisie, on a la chance de pouvoir goûter toutes les marques. Mais ça ne reste pas suffisamment riche au niveau des déclinaisons. Seuls les grands labels marchent bien. » Le Maroc reste donc de l’avis de tous les amateurs d’alcool, un pays ouvert sur l’extérieur et tolérant. L’éducation de la culture du goût et la tradition viticole semblent sur la bonne voie pour que la balance du pays, partagée entre deux mondes trouve son équilibre. La fête de la vigne qui s’est tenue à Meknès, un des bastions du PJD, a fait couler plus d’encre que de vin. Aujourd’hui, on préfère étouffer l’affaire plutôt que de l’élucider. « La fête de la vigne et non pas fête du vin, a réuni une majorité d’étrangers. Le but était de présenter une réalité économique de la région autour d’une fête. J’admets que le choix du vendredi n’a pas été très intelligent mais nous n’avons jamais voulu choquer » tient à préciser Mehdi Bouchaara. Il ajoute que Aboubakr Belkora, maire de la ville est quelqu’un de tolérant et que ce ne serait pas dans son intérêt que les Celliers de Meknès ferment boutique.

Le Journal Hebdomadaire, mars 2008

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