Octobre 1960: Les revendications marocaines sur la Mauritanie placent les pays africains devant un choix difficile à l’O.N.U.

Les prétentions du Maroc sur la Mauritanie ne datent pas d’hier, puisque dès 1955, c’est-à-dire avant même l’accession à l’indépendance de l’ancien protectorat, Allal El-Fassi publiait à Rabat la carte du « Grand Maroc », qui englobait les régions désertiques s’étendant jusqu’au fleuve Sénégal. Peu après, le Palais chérifien reprenait à son compte les revendications du leader de l’Istiqlal, tandis que dans le courant de l’hiver 1957-1958 des éléments de l’ « armée de libération » effectuaient des raids sur la frontière mauritanienne.

par Philippe Herreman

Dans les premiers mois de 1958 Mohammed V eut encore deux occasions d’affirmer ses droits sur l’ancienne colonie française : il reçut en grande pompe trois personnalités maures venues faire acte d’allégeance à Rabat (où se trouvait déjà l’ancien député Horma Ould Babana) ; l’une d’elles était un prince, émir du Trarza, les deux autres des ministres en exercice, MM. Ould Sidi-Baba et Moktar Ould Ba. Quelques semaines plus tard, la Société des mines de fer de Mauritanie ayant demandé un prêt à la B.I.R.D., le gouvernement chérifien intervint auprès de cet organisme pour le mettre en garde et réaffirmer ses droits sur cette province de l’Afrique saharienne.

Durant l’année 1959 la requête de Rabat se fit moins pressante, les proclamations et démarches pour le retour de la Mauritanie au sein de la « mère patrie » s’espacèrent. Le gouvernement de « gauche » Ibrahim Bouabid considérait que des revendications territoriales, si justifiées soient-elles, ne devaient pas prendre le pas sur des problèmes plus urgents, comme l’Algérie ou la promotion économique et sociale.

En mai dernier Mohammed V et le prince héritier Moulay Hassan résolurent d’exercer directement le pouvoir et de reléguer les forces de gauche dans l’opposition. Avec ce changement de régime la politique de grandeur revint à l’ordre du jour, et le rattachement de la Mauritanie fut de nouveau, avec l’évacuation des troupes étrangères, l’un des objectifs principaux de la diplomatie chérifienne. D’autant plus que l’Istiqlal, dont c’est un des chevaux de bataille, participait de nouveau au gouvernement. Les proclamations, les démarches, furent reprises, les campagnes de presse redoublèrent, enfin le Maroc demanda l’inscription de l’affaire à l’ordre du jour de la quinzième session de l’Assemblée générale de l’O.N.U.

On connaît la thèse chérifienne : la Mauritanie a de tout temps fait partie du royaume du Maroc ; c’est la France qui, sous le protectorat, l’en a artificiellement séparée. Selon les paroles prononcées naguère par Mohammed V, « Maroc et Mauritanie ne forment qu’un seul corps, unis par une même religion, parlant le même langage, appartenant à une même famille et pratiquant des traditions communes ». Les Marocains font valoir, à l’appui de cette thèse, nombre d’arguments historiques ou juridiques, notamment que l’empire chérifien s’est étendu au Xie siècle jusqu’aux rives du Sénégal, que de nouveau aux XVIe et XVIIe siècles le Maroc exerça sa souveraineté sur ce territoire, qu’à telle époque des chefs maures ont reçu des lettres d’investiture des sultans, etc., ils se prévalent enfin de l’interprétation de certains traités conclus jadis entre Paris et Rabat, voire d’autres États étrangers.

Conscient que cette argumentation est malgré tout assez fragile, le gouvernement chérifien se réclame également du vœu des populations. S’appuyant sur les forces d’opposition interne au régime de M. Mokhtar Ould Daddah, et en grossissant l’importance, il s’efforce de démontrer que les Maures sont dans leur majorité favorables au rattachement.

Le gouvernement français, quant à lui, ne manque pas d’arguments historiques et juridiques pour réfuter les prétentions de Rabat sur la Mauritanie. Sur le plan des principes, il évoque un arrêt de la Cour internationale de justice en date du 17 novembre 1953, aux termes duquel « ce qui a une importance décisive ce ne sont pas les présomptions indirectes déduites d’événements (anciens), mais les preuves se rapportant directement à la possession ».

La France fait valoir également que plusieurs accords signés entre Paris et Rabat avant le protectorat ont implicitement confirmé que la souveraineté du Maroc ne s’étendait pas en Mauritanie.

Enfin, le gouvernement français se prévaut des conventions signées avec l’Espagne le 3 octobre 1904 et le 27 novembre 1912, qui fixent la frontière du Maroc avec le Rio de Oro. Rabat a implicitement reconnu ces conventions en signant, alors qu’il était indépendant, l’accord diplomatique du 28 mai 1956, dans lequel il déclare assumer « les obligations résultant des traités internationaux passés par la France au nom du Maroc ainsi que celles qui résultent des actes internationaux relatifs au Maroc qui n’ont pas donné lieu à des observations de sa part ». Or il semble qu’à l’époque les Marocains n’aient fait aucune « observation » sur les conventions franco-espagnoles.

Si solide qu’il considère sa position juridique, le gouvernement français n’en préfère pas moins, notamment dans l’enceinte des Nations unies, utiliser les arguments d’ordre politique que lui offre l’évolution de la situation en Mauritanie. Il a beau jeu de démontrer, en rappelant les phases de cette évolution, que son ancienne colonie a choisi d’accéder à l’indépendance, c’est-à-dire a déjà rejeté la solution du rattachement au Maroc. Selon un processus démocratique que l’O.N.U. ne saurait renier, la Mauritanie a franchi depuis trois ans toutes les étapes de l’émancipation. Le 31 mai 1957 la population élisait ses représentants à l’Assemblée territoriale ; le 28 septembre 1958 elle votait massivement (dans la proportion de 94 %) en faveur de l’entrée dans la Communauté ; deux mois plus tard l’Assemblée locale proclamait la « République islamique de Mauritanie », puis dotait le pays d’une Constitution ; enfin, en juillet 1960, le gouvernement de Nouakchott, issu de nouvelles élections, décidait que l’indépendance de la Mauritanie serait proclamée le 28 novembre de la même année, c’est-à-dire quelques mois plus tôt qu’il n’avait été initialement prévu.

La délégation française à l’O.N.U. fera valoir que l’Organisation internationale ne peut décemment remettre en question l’usage que les populations mauritaniennes ont fait du droit de disposer d’elles-mêmes, et qu’elle ne saurait refuser d’accueillir en son sein la Mauritanie, au même titre que les autres États d’Afrique noire. Le gouvernement français estime d’ailleurs qu’un début de reconnaissance internationale a été accordé à la Mauritanie le jour où la B.I.R.D. a consenti un prêt important à la Société des mines de fer de Mauritanie.

Même s’ils s’efforcent de démontrer que l’évolution de la Mauritanie a été faussée par la présence et les pressions de l’ancienne puissance colonisatrice, les délégués marocains à l’O.N.U. auront du mal à convaincre l’Assemblée que la Mauritanie est « partie intégrante » du Maroc et que ses populations aspirent au rattachement. Quand bien même l’Assemblée générale admettrait qu’un référendum soit organisé sur cette question avant l’accession à l’indépendance, il est à penser qu’une simple minorité se prononcerait en faveur de la souveraineté marocaine.

Le débat s’annonce d’autant plus difficile pour le Maroc que celui-ci ne saurait, en l’occurrence, compter sur beaucoup d’alliés. A la conférence de Chtaurah, en août dernier, M. M’Hammedi, ministre chérifien des affaires étrangères, s’est assuré du soutien des États membres de la Ligue arabe, mais tout porte à croire qu’il ne sera pas suivi à l’O.N.U. par l’ensemble du groupe afro-asiatique. Il suffit de considérer l’embarras dans lequel se trouve la Tunisie, prise entre la solidarité avec le Maroc et la volonté de ne pas traiter la Mauritanie différemment des autres anciens territoires d’A.O.F. En Afrique noire seul le Soudan, en échange d’autres avantages, devrait apporter son appui au point de vue de Rabat. L’avenir dira si d’autres États africains sont disposés à contester l’indépendance mauritanienne.

Philippe Herreman

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